Chronique

A. Von Schlippenbach Trio

Gold Is Where You Find It

Alexander Von Schlippenbach (p), Evan Parker (ts), Paul Lovens (dm)

Label / Distribution : Intakt Records

“The trio that never dies”. C’est ainsi qu’Eugene Chadbourne qualifie l’Alexandre Von Schlippenbach Trio, cette formation née en 1970 et apparue pour la première fois sur disque en 1972 avec Pakistani Pomade, récemment réédité par Atavistic.

Dans le flot abondant et sans cesse renouvelé des parutions, Gold Is Where You Find It n’est pas un disque parmi les autres, mais la neuvième livraison en trente-six ans d’un trio d’ores et déjà inscrit dans l’histoire en tant que formation à la fois créatrice et emblématique d’un courant important : le free jazz européen. Contrairement à certains autres musiciens qui se rattachent peu ou prou à ce courant, le pianiste, compositeur, arrangeur, leader Alexander Von Schlippenbach, le saxophoniste Evan Parker et le batteur et percussionniste Paul Lovens n’ont jamais vraiment coupé les ponts avec le jazz et son histoire. Leur musique, improvisation d’autant plus libre qu’elle se passe de la sécurité d’une contrebasse, incorpore harmonieusement, avec un sens très sûr des proportions et un immense talent narratif, des techniques étendues, voire bruitistes, destinées à produire des textures inouïes ; c’est là leur versant « musique contemporaine », et les références subreptices à Monk, voire à Gershwin - outre des passages surprenants à base d’accords riches et classiques et même des lambeaux de mélodie ) sont leur côté « jazz » même si, prévenon les novices, cette musique qui n’est pas d’un abord facile réclame des oreilles aguerries.

Notons qu’après le disque inaugural, le trio n’a plus publié jusqu’à Detto fra di noi en 1981 ; entre temps, la contrebasse de feu Peter Köwald s’est durablement jointe aux trois hommes. C’est ensuite Alan Silva qui a assuré les bases et les basses au début des années 1980, et ce n’est qu’avec les années 1990 que le vénérable instrument a cessé de gronder aux côtés du trio. Les passionnantes notes de pochette, rédigées par le musicologue Ben Young, expliquent clairement ce choix : il est naturel, consubstantiel à la musique car la basse a pour rôle de renforcer l’harmonie et la pulsation, deux éléments secondaires, voire absents, de la musique du trio, dont les éléments structurants sont plutôt le jeu sur les dynamiques et le son.

Les questions de forme sont importantes en matière de free jazz. Le mauvais free est informe, le bon est aussi construit qu’il est libre, et c’est là son merveilleux paradoxe : une musique improvisée réservée aux compositeurs de l’instant, aux navigateurs qui aiment à larguer les amarres, à dévorer les grands espaces mais qui, à tout moment, savent précisément situer leur position sur la carte… Les formes empruntées par le trio sont donc tantôt ultra-courtes - Elf Bagatellen [1], les « Fuels » figurant sur Complete Combustion [2] – tantôt longues et très développées comme les deux sets live qui ont enflammé Amsterdam avec Swinging the Bim [3] ou les concerts de 2004 et 2005 au Loft de Cologne (Winterreise) [4].

Mais quelle que soit la durée des pièces, les musiciens répugnent à s’attarder sur une idée, à la répéter de manière obstinée : ce ne sont pas des hypnotiseurs qui visent à la transe, mais des feux-follets toujours aux aguets qui saisissent le moindre prétexte fourni par un partenaire pour entraîner le groupe dans une direction nouvelle : c’est pourquoi l’écoute doit être attentive. Il n’est pas question ici de délassement mais d’une suite de rebonds, de micro-événements qui montrent combien écoute et partage sont privilégiés entre ces artistes et exigent de l’auditeur une empathie qui lui donne l’impression de participer à la création : en cela, il s’agit d’une écoute active, voire recréatrice.

Ceux qui suivent les aventures du trio depuis longtemps seront donc impatients de savoir ce que devient en 2007 la musique de ces « trois sages » (ainsi que les qualifie le texte de pochette) et offriront avec impatience à leur lecteur chaîne hi-fi ce Gold Is Where You Find It qui leur promet des joies plus mémorables que le film du même nom, pourtant embelli par la présence d’Olivia de Havilland… Enregistré pour une fois en studio, comme le disque des débuts, il propose dix pièces majoritairement courtes (seules deux dépassent les dix minutes) qui mettent à profit cette durée — cf « Three in One » — pour visiter des dynamiques, des climats très différents : le jeu torrentiel d’Evan Parker en anime le début, puis une intervention minimaliste du pianiste dans l’aigu vient en modifier radicalement le cours, et Parker jette à nouveau un pavé dans la mare, propageant à son tour le feu dans le jeu de von schlippenbach, dont on admire au passage la remarquable technique très classique.

Dans les pièces plus courtes (« Lekko », « Slightly Flapping »), une seule idée est exploitée : comme toujours dans la musique libre, idée ne se traduit pas par thème : le but est ici d’improviser autour d’une pulsation régulière respectée par les trois musiciens. Cette pièce permet, comme les autres, d’admirer une fois de plus l’excellence instrumentale déployée tant par un pianiste virtuose, au toucher profond mais jamais dur que par le phrasé vif-argent du saxophoniste ou l’imagination coloriste du percussionniste. Mais
quelles que soient durées et idées, on apprécie toujours l’incroyable variété de la musique, le naturel avec lequel elle est exposée, la fusion des musiciens, leur talent sans pareil pour vous saisir dès les premiers sons et ne plus vous lâcher.

Ce qu’apporte ce neuvième disque, au-delà de la qualité exceptionnelle du son studio au XXIè siècle (qui ne bénéficiera pas aux seuls audiophiles mais permettra à tous de savourer la beauté du son de ces artistes), c’est un champ de climats encore plus étendu, les précédents enregistrement se situant parfois dans un spectre plus étroit, plus agité. On jouira ici par exemple de moments de calme introspectif et mystérieux (« Amorpha » ou le magnifique début de « Gold Is Where You Find It ») que laissait déjà entrevoir, par exemple, le début de Winterreise.

Les aficionados de longue date n’auront pas attendu les chroniques pour acquérir ce disque : aux auditeurs aguerris, déjà familiers de Cecil Taylor, du trio de Jimmy Giuffre ou des dernières œuvres de Coltrane, on conseillera de poursuivre avec ce trio leur ruée vers l’or, car ils le trouveront sûrement ici…

par Laurent Poiget // Publié le 17 juillet 2008

[1FMP 1991

[2FMP – 1999

[3FMP – 1998

[4Psi – 2007