Scènes

Nancy Jazz Pulsations 2008

Le temps passe et les éditions s’accumulent pour l’événement artistique automnal qui anime Nancy et ses environs : les NJP en comptent maintenant 35. Le jazz n’est plus aujourd’hui qu’une des composantes de ce festival, qui a su s’élargir à d’autres univers musicaux…


Le temps passe et les éditions s’accumulent pour l’événement artistique automnal qui anime Nancy et ses environs : Nancy Jazz Pulsations en compte maintenant 35. Malgré une dénomination héritée des années 70, il faut rappeler que le jazz n’est plus aujourd’hui qu’une des composantes de ce festival, qui a su s’élargir à d’autres univers musicaux : chanson, blues, électro, world, hip hop… et multiplier les lieux de concerts. En plus du mythique Chapiteau de la Pépinière – aujourd’hui une structure démontable – le public est convié Salle Poirel, au jazz club de la MJC Pichon, à l’Autre Canal ou bien encore au Magic Mirrors, sans oublier les nombreux bars qui proposent eux aussi des concerts. Le chroniqueur de Citizen Jazz n’ayant ni le don d’ubiquité ni la faculté d’étirer son temps à l’infini doit faire des choix, parfois cruels, au risque de le regretter. La priorité tout de même a été donnée à l’esthétique jazz, pour un coup d’œil rétrospectif sur une douzaine de concerts (la programmation globale en comptant plus de 100).

  • Jeudi 9 octobre 2008. Une belle affiche sur le papier et sur scène, avec au programme un pianiste qu’on présente souvent comme un phénomène, eu égard à son jeune âge (Tigran Hamasyan est né en 1987) et à la célérité de son doigté ; pour suivre, la redoutable harmonie déjantée d’Andy Emler et son MegaOctet, formation qui fête ses 20 ans en pleine possession de ses moyens.

Intense - Tigran Hamasyan Trio
Tigran Hamasyan : piano ; François Moutin : contrebasse ; Louis Moutin : batterie.

En réalité, ce n’est pas tant la virtuosité du jeune arménien qui impressionne – on pourrait même se laisser vite gagner par une certaine forme de lassitude à l’écoute d’une succession de chevauchées pianistiques guidées par une urgence toute juvénile si la sympathie spontanée à son égard ne l’emportait immédiatement chez nous – que la formidable énergie qu’il déploie au service d’un répertoire personnel où se marient des couleurs multiples, dont celles de ses origines orientales, qui occupent une place de choix, bien que non exclusives d’autres influences ou formes musicales : « Chacun de nous doit se rappeler d’où il vient pour conserver ses traditions, parce que ce qui fait que le monde est beau, c’est la diversité entre les traditions des différentes cultures ». Mais avec Tigran Hamasyan, on est bien, avant tout, catapulté dans une sphère artistique qui intègre une dimension sportive au beau milieu de laquelle la complicité gémellaire de François (contrebasse) et Louis (batterie) Moutin semble s’épanouir naturellement. Il faut voir en effet les deux frères se dépenser sans compter et s’engager physiquement dans un acte de création à laquelle ils contribuent pleinement tout en paraissant être les premiers admirateurs de son initiateur. La musique de Tigran Hamasyan procède souvent d’une méthode consistant à exposer seul une phrase courte, très mélodique, qu’il répète encore et encore, créant un climat hypnotique, avant d’entamer une longue montée obsédante durant laquelle le trio lâchera sa puissance maximum jusqu’à la note finale. Frappe violente sur une cymbale. Dernier soupir rendu par la contrebasse. Ultime caresse du clavier. Sourires et transpiration sont au rendez-vous, il n’est pas ici question de tricherie. Juste d’énergie. Et c’est lorsque la musique s’apaise qu’on apprécie encore mieux le regard nostalgique, voire romantique, que Tigran Hamasyan porte sur le monde qui l’entoure. Ce fut le cas avec « Leaving Paris », joli thème sous forme de valse légère extrait comme une bonne partie du répertoire du dernier disque du pianiste [1], mais aussi lors du rappel où Tigran Hamasyan fit la primeur d’une composition inédite « écrite deux jours auparavant dans l’avion qui l’emmenait en France ». Un cadeau apprécié à sa juste valeur par un public clairsemé mais visiblement sous le charme de cette jeunesse insolente de talent. Il est évident qu’on n’a pas fini de reparler de ce jeune homme.

Tigran Hamasyan © P. Audoux/Vues sur Scènes

Ah, le public, il faut en dire un mot, tout de même. Car si l’on peut regretter une Salle Poirel à moitié pleine seulement, il est beaucoup plus pénible d’avoir affaire à de trop nombreux invités venus s’échouer là un peu au gré du hasard et des places offertes par tel ou tel sponsor. Passe encore que l’on vienne s’asseoir sans avoir la moindre idée de ce que l’on s’apprête à écouter – après tout, n’est-ce pas là une belle occasion de découvrir des univers qu’on n’a pas encore investis ? – mais se lever et quitter la salle à la première note qui heurte vos tympans, voilà un comportement qui frise l’insolence et donne envie de raccompagner soi-même sans ménagement les impolis jusqu’à la sortie. Le Mega Octet d’Andy Emler en a fait les frais, terminant son concert devant un parterre plus que clairsemé. Fort heureusement pour les neuf musiciens présents sur scène, ils avaient face à eux un enthousiasme minoritaire mais pour le moins réconfortant.

Flamboyant - Andy Emler MegaOctet
Andy Emler : piano, direction ; Laurent Blondiau : trompette, bugle ; Philippe Sellam : saxophone alto ; Thomas de Pourquery : saxophones alto et soprano, chant : Laurent Dehors : saxophone ténor, clarinette basse ; François Thuillier : tuba ; François Verly : percussions ; Eric Echampard : batterie ; Claude Tchamitchian : contrebasse

Andy Emler tient à le rappeler : son Mega Octet fête son vingtième anniversaire. On n’a pas oublié, c’est vrai, le splendide premier opus du groupe [2], longue suite de six mouvements incantatoires qui reste, aujourd’hui encore, un disque de référence. De cette aventure ne subsistent aujourd’hui dans la formation, outre son fondateur, que François Verly aux percussions et Philippe Sellam au saxophone ténor. Fort heureusement, le renouvellement important qui s’était fait jour avec la parution du deuxième disque n’a pas eu le moindre effet négatif sur la créativité de cet ensemble. Bien au contraire ! Le spectacle offert sur la scène de la Salle Poirel est absolument étourdissant. Le Mega Octet est une infernale machine à inventer une musique de résistance : résistance aux formatages du temps présent, résistance à la sagesse parfois mauvaise conseillère, résistance à toute idée de tiédeur. Andy Emler engage sa musique comme il demande à son public de s’engager avec lui dans un voyage parfois houleux mais toujours passionnant. Le quatuor rythmique propulse très haut les cinq soufflants qui alternent phrases syncopées et dialogues lyriques. Il se passe quelque chose de nouveau toutes les cinq secondes : ici un duo explosif de percussions où Eric Echampard et François Verly font assaut de synchronisme ; là un chorus torturé de Laurent Dehors, dont la posture en équilibre précaire rappelle celle d’un flamant rose ; là encore, François Thuiller entonne « Ta danse de Cuba » aussitôt rebaptisée « Cadence de Tuba » ; Thomas de Pourquery, qui doit bien savoir que l’absence de Médéric Collignon pourrait vite se faire sentir, entame un chant splendide dans un « Postlude » ensorcelé ; Laurent Blondiau, subtil, cite Gil Evans au détour d’une phrase. Au-dessus de la mêlée, le chef tient l’embarcation d’une main gauche de fer et détend l’atmosphère entre deux compositions avec ses notes d’humour bienvenues. Les « invités » quittent petit à petit la salle, le public se concentre et savoure son plaisir de vibrer à une musique qui regorge de sève vitale. On peut reprocher à la programmation 2008 du Nancy Jazz Pulsations une portion trop congrue faite au jazz par comparaison avec des têtes d’affiche issues du monde des variétés, on lui saura gré néanmoins de nous avoir offert ces moments privilégiés. C’est déjà beaucoup.

Andy Emler © H. Collon/Vues sur Scènes
  • Vendredi 10 octobre 2008

Suranné - Catherine Antoine Trio
Catherine Antoine : chant, piano ; Mathieu Loigerot : contrebasse ; Laurent Crivisier : batterie ; Pascal Nicol : guitare

Annoncée en trio, c’est en réalité en quartet que la chanteuse Catherine Antoine s’est produite, avec la présence de Pascal Nicol à la guitare. Pour le chroniqueur qui restait encore sous le choc (et le charme) de la soirée flamboyante où s’étaient succédés Tigran Hamasyan et le Megaoctet d’Andy Emler, il y a là quelque chose qui ressemble fort à un virage à 180 degrés. Alors que toutes les audaces étaient de mise la veille Salle Poirel, c’est ici la sagesse qui prime. Catherine Antoine joue le registre d’une chanson mâtinée de quelques couleurs jazz , elle chante du bout des lèvres et joue du piano du bout des doigts, comme s’il s’agissait de ne pas brusquer la musique, de ne jamais la violenter. Un cocktail pas forcément désagréable, qu’on s’imaginerait plus déguster au coin d’un bar un peu cosy – tentures de velours, fauteuils en cuir – que dans le cadre d’un festival de jazz. Au programme de sa prestation, la quasi intégralité de son dernier disque, Nature, auquel elle ajoute quelques hommages consensuels à deux ou trois grandes figures de la chanson française (Nougaro, Gainsbourg, Barbara) et deux standards (« Route 66 » et « I Feel Good »). Une prestation qui susciterait probablement une plus grande adhésion de la salle (une bonne cinquantaine de personnes) si la chanteuse prenait le parti de laisser ses musiciens s’exprimer avec un peu plus de temps et de liberté (ici, les chorus sont rares, courts et tout en retenue) : nous sommes ici avant tout dans une sphère de la chanson française, avec son charme et ses limites. Et l’on s’interroge toujours sur le personnage que compose Catherine Antoine : maquillage diaphane, robe du soir, talons aiguilles, une apparition surgie d’une autre époque, il y a bien longtemps. Comme s’il y avait le désir chez la chanteuse de marquer une distance anachronique de fait avec son public. Au risque de ne pas le trouver vraiment.

  • Samedi 11 octobre 2008

Juvénile - John Mayall & The Bluesbreakers

C’est l’ambiance des grands soirs sous le chapiteau, plus une seule place sur les gradins bien avant le début de la soirée, on s’entasse sur le parterre, la circulation en devient même un exploit sportif. Qui n’a pas essayé un jour de rapporter deux verres de bière pleins à ras bord (à consommer avec modération, bien sûr) au dernier rang, tout en haut, en enjambant des spectateurs amassés dans l’escalier faute de place assise, ne connaît pas les joies véritables du Nancy Jazz Pulsations. Ni le parfum des chouchous grillés servis par le même commerçant depuis des décennies.

On oubliera dès à présent le troisième volet de cette soirée et la prestation de Joe Louis Walker : tous les plans classiques du blues sont alignés méthodiquement avec un professionnalisme accompli (« N’oubliez pas d’acheter mes CD ! »), les chorus de guitare hyper téléphonés et suramplifiés se succèdent sans véritable imagination. Vue des gradins, cette performance a les allures un peu ridicules d’un concours d’air guitar dont les héros doivent composer une série obligée de figures héritées des mauvais groupes de hard rock ! Allez savoir pourquoi, dès le premier titre, on devine qu’il va s’agir d’une nouvelle version des « 24 heures du manche » et que l’ennui vous gagnera inexorablement… Pari gagné car rien ne vibre vraiment. Il y a quelque chose d’un peu factice dans cette démonstration clinquante qui finit par vider la salle. La voix de Joe Louis Walker, stridente, qui vous vrille les tympans, y est peut-être aussi pour quelque chose, il faut bien le dire…

On adressera en revanche un clin d’œil, celui de la sympathie, à Little Freddie King, dont le blues on ne peut plus classique a au moins le mérite de véhiculer avec sincérité une tradition aujourd’hui séculaire. Son show apéritif est certes sans surprise, bien huilé, mais la bonhomie du personnage l’emporte et nous prépare tranquillement à accueillir celui pour lequel chacun est venu.

Après un titre introductif interprété par les mythiques Bluesbreakers sans leur patron, il arrive en bondissant, svelte, plein d’une énergie qui étonne : John Mayall, toujours sur le pont , fêtera le mois prochain ses 75 ans et paraît au mieux de sa forme. Une véritable invitation vivante à mordre la vie à pleines dents et à ne pas s’en laisser compter par les années qui passent. Mine de rien, ce type là écrit depuis plus de 40 ans une véritable page de l’histoire du blues (doit-on rappeler quel fut son rôle de rampe de lancement pour quelques musiciens comme Eric Clapton, Mick Taylor, Peter Green ou encore Paul Butterfield ?). Il n’est pas un « joueur de blues », non, il vit le blues, il ne triche ni avec sa musique ni avec le public qui, on s’en doute, fait un triomphe à un grand monsieur. Les musiciens s’échangent sourires et gestes complices, Buddy Whittington (guitare) est lyrique et la rythmique (Joe Yuele à la batterie et Hank Van Sickle à la basse) assure tranquillement. Et si Papy John ne manque pas de souffle lorsqu’il chante ou empoigne son harmonica, il sait aussi nous rappeler qu’il est guitariste et pianiste : c’est un homme chef d’orchestre qui, dégagé aujourd’hui de toute autre pression que celle de sa passion, déroule sa musique avec un évident bonheur. Le sien, le nôtre aussi. Notamment lorsqu’il remonte le cours du temps en évoquant sa collaboration avec Eric Clapton, avec une interprétation tonique de « All Your Love ». Parce que rien ne peut jamais atteindre la perfection, on regrettera peut-être une sonorisation souvent hasardeuse, un peu brouillonne, surexposant la guitare au détriment des autres instruments, tout en jubilant intérieurement à la vision d’une éternelle jeunesse. Encore un peu et Mayall nous donnerait envie de vieillir !

  • Mardi 14 octobre 2008

Introspectif - Yaron Herman Trio
Yaron Herman : piano ; Matt Brewer : basse ; Mark Mondésir : batterie.

Ce jeune homme de 27 ans seulement qui a fait incursion dans le monde du jazz sous l’étiquette de prodige et a un look d’étudiant en sciences fondamentales, a parfois des attitudes contorsionnées et austères à la Brad Meldhau. Sa musique, qui ne dédaigne ni les rythmes binaires ni les reprises puisées chez The Police, Leonard Cohen ou Björk, fait parfois penser à celle du trio d’Esbjörn Svensson pour ses longues montées en tension, mais aussi à celle de The Bad Plus pour ses audaces plus rock. On pense aussi à Keith Jarrett le temps d’une introduction méditative en solo.

Yaron Herman © P. Audoux/Vues sur Scènes

Remarquablement servi par une rythmique impeccable, le pianiste profite de l’heure qui lui est accordée pour captiver un public probablement venu écouter le grand Ron Carter et son hommage à Miles Davis, programmés en seconde partie. Avec une simplicité attachante, Herman dit qu’il n’abusera pas des présentations afin de laisser le plus de place possible à la musique compte tenu du temps qui lui est imparti. Sa version de « Toxic » (une chanson de… Britney Spears), confondante de dramaturgie, installe un climat captivant ; le temps file à la vitesse de l’éclair et l’on perçoit très vite que le musicien est littéralement habité, comme transpercé par les notes qu’il joue au piano et, petites illuminations fort bien venues, au métallophone. Il y a dans son univers une fusion passionnante faite d’un mélange d’austérité, de virtuosité et d’ouverture à de nombreuses influences, où la musique classique n’est jamais très loin. Un musicien avec qui il faudra certainement compter dans les années à venir, et que le temps façonnera pour donner un artiste qu’on suivra avec le plus grand intérêt.

Elégant - Ron Carter « Dear Miles »
Ron Carter : basse ; Stephen Scott : piano ; Rolando Morales-Matos : percussions ; Payton Crossley : batterie.

Ils arrivent sur scène, alignés façon frères Dalton, mais d’une élégance presque hors du temps : costume gris sombre, chemise blanche, cravates et pochettes de couleur. Ron Carter, qui revendique l’élégance, déclare ne pas aimer les tenues négligées, à moins qu’elles ne soient savamment élaborées. Présent à Nancy dans le cadre de sa formation hommage à Miles Davis [3]… qui ne comprend pas de trompettiste ! L’accent est plutôt mis sur une approche très rythmique où la présence de Rolando Morales-Matos (qui porte bien son deuxième patronyme !!!) fait figure d’attraction visuelle. Ron Carter, en position centrale, mène le jeu via une contrebasse à la fois forte et discrète en ce sens qu’il se refuse à toute forme de démonstration surjouée mais guide l’ensemble avec une régularité qui procure au quartet un confort rassurant.

Une première suite de près de quarante-cinq minutes donne le ton du spectacle : celui d’un jazz classicisant, virtuose et discret, à l’image de son instigateur, dont la contrebasse chante avec une fausse tranquillité et lorgne parfois, dans un climat général à dominante latino ou hispano, vers des espaces parfois inattendus, comme cette incursion, au beau milieu d’un très long chorus presque sériel, où l’on entend quelques mesures d’une suite pour violoncelle de Bach. Le chroniqueur, respectueux de la fréquentation d’un tel niveau de virtuosité et de talent, peut-il faire part d’un soupçon d’ennui lors de la partie centrale du concert ?

Fort heureusement, si Stephen Scott et Payton Crossley assurent avec professionnalisme mais sans génie, le spectacle est assuré par Morales-Matos : niché au beau milieu d’un véritable manège de percussions, il joue avec brio et une certaine dose d’humour le rôle essentiel de coloriste d’une toile musicale jusqu’ici peinte dans des couleurs un peu pâles. Véritable équilibriste du son, il projette des teintes bien plus vives dans l’espace, virevolte d’un instrument à l’autre (congas, cloches, castagnettes, mini cymbales…) avec une agilité qui force l’admiration. Il parvient enfin à communiquer son enthousiasme au reste du quartet, qui puise dans un extrait de Caminando toutes les ressources disponibles pour nous offrir de magnifiques minutes de musique funambule et chaleureuse. Souvenir de l’année 1963 où Ron Carter était aux côtés de Miles Davis pour l’enregistrement de l’album du même nom, un brillant « Seven Steps To Heaven » en rappel vient balayer nos réticences. Dans la grande boîte des souvenirs, quelques belles images de plus.

  • Mercredi 15 octobre 2008

Serein - Richard Galliano
Richard Galliano : accordéon ; Charlie Haden : contrebasse ; Gonzalo Rubalcaba : piano ; Claence Penn : batterie.

Il y a, de fait, un étonnant contraste entre flacon et breuvage ! Le contenant, c’est un chapiteau presque plein, un public où toutes les générations se côtoient et sur lequel plane une caméra juchée au bout d’un long bras articulé. Le contenu, c’est la musique limpide d’une homme discret qui vient, en toute humilité, proposer pour la première fois sur scène le répertoire de son nouvel album [4] entouré de quelques illustres acolytes. Galliano, qui donne toujours l’impression d’être comme écrasé par le poids de son accordéon, n’a pas lésiné sur la qualité du compagnonnage. Car c’est un privilège que d’avoir à ses côtés ce monstre sacré qu’est Charlie Haden à la contrebasse, un pianiste aussi inventif que le cubain Gonzalo Rubalcaba [5] ou un batteur émérite de la trempe de Clarence Penn [6]. Et si les climats intimistes du quartet ne s’accommodent pas forcément de l’ambiance plus festive, plus bruyante de la salle, ni des contraintes exigées par la captation vidéo (éclairage de scène austère), la magie opère : le temps d’une journée - une « Love Day », depuis « Aurore » jusqu’à « Crépuscule » en guise de rappel -, on tombe facilement sous le charme de cette virtuosité sereine et d’un répertoire où chaque musicien trouve naturellement sa place sans trop se mettre en avant. Charlie Haden – qui semble en petite forme physique – aurait aimé enregistrer un disque de tango avec Richard Galliano et c’est à sa demande que le quartet offre au public un « Tango pour Claude » dédié, on s’en doute, au petit taureau de Toulouse. Une musique sans esbroufe qui, on le constate face aux applaudissents nourris mais sans plus, est plus propice à la méditation qu’à la standing ovation, le public étant là pour écouter, simplement, avec respect et un peu de distance.

Richard Galliano © P. Audoux/Vues sur Scènes

Percussif - Kip Hanrahan
Kip Hanrahan : direction ; Lizz Wright : voix ; Robby Ameen, Horacio “El negro” Hernandez . batterie, percussions ; Richie Flores, Pedrito Martinez : congas ; Brandon Rross : voix, guitare ; John Beasley : piano, claviers ; Fernando Saunders : voix, basse ; Alfredo Triff : violon ; Ruben Rodriguez : basse ; Craig Handy : saxophone ténor.

Quarante-cinq minutes d’attente pour que le gros navire de Kip Hanrahan quitte enfin le port et fasse voile sur les eaux latino-américaines de son récent album [7] plutôt ennuyeux et pas toujours bien servi par le chant de Brandon Ross. Sur scène, une bonne douzaine de musiciens dont quatre percussionnistes dominants donne la pleine mesure du bouillonnement de son créateur, le touche-à-tout Kip Hanrahan. Un drôle de chef d’orchestre, presque invisible, accroupi tout au fond, entre piano et percussions, et qui mène son équipage à coups d’œillades mystérieuses et de gestes furtifs. C’est une débauche percussive (est-il vraiment nécessaire de hisser le volume sonore aussi haut pour susciter l’adhésion à un tel projet artistique protéiforme ?) au milieu de laquelle la chanteuse Lizz Wright est parfois un peu égarée. Mais l’énergie impressionne, et malgré une salle qui, petit à petit, se vide de ses spectateurs, efface l’impression mitigée née de l’écoute du disque. Elle contraste en tous cas étrangement avec la sérénité qui se dégageait de la première partie de la soirée.

  • Jeudi 16 octobre 2008

Vibrant - Yochk’O Seffer Neffesh Music
Yochk’o Seffer : Tarogato, saxophone ténor ; François Causse : percussions ; Quatuor Belli Celli : violoncelles ; Greg l’Impi : platines.

S’il fallait calculer un rapport entre la qualité de la musique jouée et le nombre de privilégiés présents, le concert de Yochk’O Seffer et la dernière évolution de sa Neffesh Music se hisseraient très haut dans le classement de cette trente-cinquième édition. La poignée de fidèles n’a certainement pas regretté le déplacement, malgré son faible effectif. Entouré d’un jeune quatuor de violoncelles (le Quatuor Belli Celli), mais aussi de son « vieil ami de 25 ans » François Causse aux percussions, et d’un DJ, le plus français des musiciens hongrois a jeté de toutes ses forces un pont entre la musique de Béla Bartok et celle de John Coltrane, [8] en passant par quelques chansons de son pays d’origine, qu’il a quitté voici 52 ans pour gagner la France et effectuer un parcours étonnant qui le mènera des Chaussettes Noires à Magma puis Zao et bien d’autres expériences, jusqu’à cette Neffesh Music dont il avait jeté les bases dans la deuxième moitié des années 70.

Qu’il joue du ténor ou du tarogato, instrument turc hybride de la clarinette et du saxophone soprano, Seffer entre à pleins poumons dans son univers pétri à même la pâte des traditions et des improvisations les plus avant-gardistes. Avec une émotion d’autant plus forte qu’il dédie ce premier concert de la version 2008 de Neffesh Music à son ami Siegfried Kessler, récemment disparu. Dans une interview accordée après le concert [9], ce musicien quasi septuagénaire mais d’un dynamisme à toute épreuve, confie qu’il travaille cent heures par semaine : entre la musique, la sculpture et la peinture grâce à laquelle il se ressource, celui qu’Eddie Mitchell avait rebaptisé Jeff parce que, décidément, Yochk’O, ça fait trop « paysan hongrois », continue d’avancer, encore et encore. Sur scène, les mariages sonores sont heureux, qu’il s’agisse de réinterpréter l’hymne de Transsylvanie seul au saxophone ténor suivi d’une aria de Bach ou de se lancer dans un duo saxophone / batterie qui n’est pas sans évoquer l’Interstellar Space de John Coltrane et Rashied Ali. Les jeunes violoncellistes ont le sourire aux lèvres et engagent eux-mêmes, de temps en temps, de beaux duos avec leur patron, comme sur « Le moineau en colère » ou « Pannonica ». Au fond de la scène, Greg le DJ ponctue ces pulsions de multiples illustrations inventives et se fend même d’un chorus où l’humour le dispute à la percussion. « Les meilleurs sont toujours au bon endroit », dira avec une pointe de nostalgie Yochk’O Seffer en se rappelant, dix ans auparavant, un concert au Chapiteau de la Pépinière devant mille personnes… Avant de conclure ces deux heures de concert sans pause avec Ezz-thetic travel, une composition tirée de son nouvel album [10]. Un des concerts les plus passionnants du festival. Et tant pis pour les absents !

Yochk’O Seffer © Jacky Joannès
  • Vendredi 17 octobre 2008

Frais - Suzanne Vega

Si on a du mal à trouver une cohérence musicale à l’avant-dernière soirée proposée sous le chapiteau de la Pépinière, on pourra toujours se dire que les NJP souhaitaient consacrer à la femme une soirée de son édition 2008… En commençant par celle qui, après de longues années d’absence, est revenue seule sur scène ou presque, accompagnée du guitariste Gerry Leonard. Suzanne Vega, look juvénile et silhouette frêle, sait se laisser immédiatement emporter par le très nombreux public venu en grande partie pour elle, qu’il soit debout devant la scène, assis sur les gradins ou sur tout autre siège potentiel, au mépris des règles élémentaires de sécurité. Au final, une heure de « pop songs », ballades romantico-réalistes très largement puisées dans son dernier album [11] avant de conclure son set, sans surprise, par les deux tubes planétaires que sont « Luka » et « Tom’s Diner ». Un moment de fraîcheur, plutôt agréable il est vrai, à défaut d’être totalement renversant, le style présentant ses propres limites.

Fraternel - Dee Dee Bridgewater’s Malian Project
Dee Dee Bridgewater : voix ; Edsel Gomez : piano ; Mino Garay : batterie, percussions ; Ira Coleman : contrebasse ; Moussa Sissokho : djembé ; Lansine Kouyate : balafon ; Kabine Kouyate, Fatou Diawara : voix.

Les habits neufs et chamarrés de Dee Dee Bridgewater, qui fusionne depuis son album Red Earth le jazz et la musique de son pays d’origine, le Mali, lui vont plutôt bien. Son concert – une interprétation intégrale de ce disque paru en 2007 – est l’occasion d’une belle démonstration de générosité et d’enthousiasme collectif, au crédit de laquelle tous les musiciens doivent être portés à part égale. Cette formation internationale (pianiste de Porto-Rico, batteur argentin, deux percussionnistes en provenance du Sénégal et du Mali, parfaitement conduits par Ira Coleman, lui-même fusion d’origines suédoise et américaine), ne manque pas d’allure et offre à ses voix invitées d’un soir, Kabine Kouyate et Fatou Diawara, un tapis percussif efficace. On se régale volontiers des envolées de Lansine Kouyate au balafon et de Moussa Sissokho au djembé, ou des martèlements d’Edsel Gomez au piano, qui évoque par son jeu frappé et dissonant un certain Cecil Taylor. La couleur dominante, sonore ou visuelle (saluons la mise en scène soignée et très réussie) est africaine, malgré quelques incursions dans un univers plus spécifiquement jazz - notamment lors de l’interprétation du « Footprints » de Wayne Shorter. Le spectacle est bien rodé, Dee Dee Bridgewater n’hésitant pas à payer de sa personne en entamant une succession de danses africaines avec ses comparses. Le public apprécie cette performance dont le caractère œcuménique fait beaucoup de bien en ces temps où les intérêts individuels et la cupidité sont au centre de l’actualité. Sous le chapiteau de la Pépinière la température ambiante monte sensiblement pour une fête fraternelle bienvenue qui nous rappelle que la musique est aussi source de joie.

  • Samedi 18 octobre 2008

Magistral - Dave Liebman 4tet
Dave Liebman : saxophones ténor et soprano, flûte en bois ; Vic Juris : guitares ; Tony Marino : contrebasse ; Marco Marcinko : batterie.

Dave Liebman © Jacky Joannès

Bingo ! S’il y avait un concert à ne pas manquer cette année, c’est bien celui du quartet de Dave Liebman : le saxophoniste et ses acolytes, une formation certifiée vingt ans d’âge et par conséquent très aguerrie, ont non seulement bourré à craquer le Jazz Club de la MJC Pichon [12] mais aussi tout balayé sur leur passage durant deux heures d’une intensité qui a laissé le public entre bien-être et hébétude. Cette formation, dynamitée par un Marco Marcinko dont le jeu de batterie explosif est l’héritier direct de celui du grand Elvin Jones, peut s’appuyer sur un répertoire original (« Shortly George », « A Bright Piece ») ou se réapproprier des standards avec subtilité en en proposant une relecture originale : ainsi, « On Green Dolphin Street » devient une délicate bossa rythmée par la guitare acoustique de Vic Juris, à laquelle Liebman prodigue des caresses mélodiques, tournant délicatement autour du thème au saxophone soprano. Et l’on salive d’avance lorsqu’il annonce que le groupe s’attaque à un projet autour d’Ornette Coleman : les interprétations de « Kathelin Gray » ou de « Una Muy Bonita » laissent entrevoir de beaux moments de musique pour l’année à venir… La tension est à son comble avec une somptueuse version d’« Anubis », composition dont Liebman dit avoir eu l’idée après une conversation avec sa fille, alors passionnée de mythologie égyptienne [13]. L’introduction, très mystique, laisse place à un final étourdissant où le saxophoniste, pourtant handicapé par un gros rhume, fait une démonstration fracassante de son talent : tout au long de cette belle soirée, chacun de ses chorus aura été porté par une énergie profonde, vitale, qui ménage toujours de la place à un lyrisme rappelant beaucoup celui de son maître, John Coltrane. Et que dire de ce second rappel où, empoignant une petite flûte de bois, Dave Liebman livre une confondante version de « Lonely Woman » ? Ornette, toujours et encore - un mélodie toute simple, aérienne, presque éternelle. Un très grand monsieur est passé par là, quelle meilleure fin imaginer pour ce Nancy Jazz Pulsations 2008 ?

par Denis Desassis // Publié le 27 octobre 2008

[1New Era, 2007

[2Head Games, 1993

[3cf. Dear Miles, son dernier disque

[4Love Day, enregistré à Los Angeles

[5lui-même ayant déjà eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises aux côtés du fondateur du Liberation Music Orchestra

[6Betty Carter, Joshua Redman, Dave Douglas, David Sanchez, pour ne citer que quelques unes de ses expériences

[7Beautiful Scars, 2007

[8dont il se dit, respectivement, le petit-fils et le fils

[9prochainement sur Citizen Jazz

[10Ezz-thetic Travel, bientôt disponible chez Musea

[11Beauty & Crime, 2007

[12il était temps que cette petite salle qui compte ses aficionados inconditionnels puisse vibrer enfin comme elle le mérite

[13« Avant qu’elle ne s’intéresse aux garçons », confie-t-il, l’œil malicieux