Scènes

Jazz à Vienne [5]

La dernière nuit change de nom mais conserve sa formule.
Eric Truffaz + Christophe, Sun Ra Arkestra, Roy Ayers, Anthony Joseph & the Spasm Band, Seun Kuti & Fela’s Egypt 80 + Archie Shepp, Oxyd.


Depuis le début ou presque, Jazz à Vienne se conclut par une nuit entière de musique. D’où son nom : la « All Night Jazz. » Elle démarrait le 13 juillet pour s’achever le 14 au matin, à l’heure où les soldats finissaient d’enfiler leur uniforme pour le défilé. Ramenée au 11 l’an passé, elle s’est déroulée cette fois le 10 et a changé de nom. Voici désormais la « Jazz Mix Night », en référence bien entendu au « Jazz Mix », ce lieu inventé il y a trois ans et qui présente un éventail de musiques plus large, parfois éloignées du jazz. [1] Le contenu, lui, n’a guère varié : six formations au programme, démarrage par le gagnant du concours « ReZZo 2008 », puis le Sun Ra Arkestra, Eric Truffaz et Christophe, Roy Ayers, Anthony Joseph & the Spasm Band et, pour finir, Seun Kuti & Fela’s Egypt 80 escorté d’Archie Shepp.

C’est donc Oxyd qui ouvre le bal. À Vienne, la tradition veut que le gagnant du dernier concours ait cet honneur. [2] Cette formation déjà aboutie, avec à sa tête Alexandre Herrer, pianiste et compositeur, exécute dans le temps qui lui est imparti un set efficace suivi par près de 8 000 personnes.

Alexandre Herer © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

C’est évidemment le côté ardu de l’exercice. Comme ses prédécesseurs, Oxyd, plus habitué aux petites salles attentives, doit lancer une soirée pas comme les autres devant un public pas toujours acquis. le quintet reprend quelques thèmes de l’album sorti au printemps et les musiciens s’illustrent de belle façon [3]

Suit le Sun Ra Arkestra. Violent, généreux, strident. Ramenant à la surface une musique espiègle, inventive, désordonnée mais captivante. Le ton est donné d’emblée. Plutôt que de gagner directement la scène, Marshall Allen et ses comparses foncent dans le public, parés de leur tunique et couvre-chef en carton pâte.

Marshall Allen / Sun Ra Arkestra © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

L’explosion musicale ne tarde pas. On a droit alors à un concert multiple, où se côtoient free de bon aloi et éclats en tous genres mais aussi ballades et standards plus zen. En fait une fidèle résurrection de l’ensemble de Sun Ra, même si le message politique n’est plus très lisible. On est davantage séduit par l’allant, le plaisir évident de jouer ensemble, que par l’énergie, perceptible à chaque instant. Et les ondes Martenot font toujours leur petit effet.

Sun Ra Arkestra © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

On ne peut qu’être intrigué par l’alliance entre Truffaz et Christophe. Le trompettiste semble ici servir de caution à un chanteur à l’étrange carrière, passé de mode mais qui n’a pas dit son dernier mot. En tout cas, le quartet et la sonorité délicate de Truffaz se marient bien avec la voix qui, en trente ans, n’a pas pris une ride. Dommage qu’au fil des morceaux le concert perde en intensité et en émotion, surtout lorsqu’il se risque à reprendre une chanson à succès… Le public jusque-là bon enfant rappelle alors que certaines limites ne doivent pas être franchies.

Erik Truffaz / Christophe © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

Au contraire, la fin de la nuit fête comme il se doit Roy Ayers & Friends escorté de Don Blackman et des Jazzcotech Dancers. Eux savent faire patienter une salle le temps de l’inévitable changement e plateau. Tour à tour, six danseurs sans prétention esquissent quelques pas. Plaisant, inventif, léger, distrayant. Arrive alors Roy Ayers en petite formation. Le concert ne révolutionne rien mais conquiert le public. Le vibraphoniste, qui en a vu d’autres, ne s’offusque même pas de l’arrivée à ses côtés d’une admiratrice collante (elle ne redescendra qu’à la fin du concert). Le musicien qui, avec ses mailloches, a donné la réplique aux plus grands (Stevie Wonder..) est bien trop à son affaire. Tout comme ceux embarqués dans ce set pêchu.

Roy Ayers © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

La nuit se clôture avec Anthony Joseph et The Spasm Band

Anthony Joseph © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

et surtout Seun Kuti accompagné d’Archie Shepp et en grande formation.

Seun Kuti / Archie Shepp © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

Entre-temps, café et croissants sont venus soutenir un public toujours fidèle à cette nuit de rythmes et de décibels, quel que soit le nom qu’on lui donne.


Les « partenaires » du festival : une aubaine pour les festivaliers habitués

Le système est bien rodé : à Vienne, chaque soir, la moitié gauche des premiers gradins du Théâtre antique est « réservée ». Un cordon rouge et blanc délimite ce carré et des vigiles se chargent d’empêcher toute intrusion. On est ici dans l’espace « Partenaires ». En effet, au gré des soirées, entreprises ou institutions profitent de l’événement pour convier au festival leurs clients, relations, collaborateurs et autres. On peut évidemment se demander si l’argent du contribuable est bien censé financer ce genre de mondanités, organisées notamment par les collectivités locales (Conseil général, Conseil régional, Municipalité…) sous prétexte d’opérations de communication.
Tout commence souvent par un cocktail ou un « apéritif dînatoire » debout, servi sous un charmant kiosque attenant. Quand l’heure du concert approche ces invités prennent la direction du Théâtre. Pour leur confort et en cas de mauvais temps, il leur est remis programme, coussins, parapluie ou poncho imperméable. Après avoir montré patte blanche, ils prennent place sur les gradins réservés. Sans toujours se rendre compte de l’étrange ballet que provoque leur présence — et surtout leur absence.
Sachant en effet que, le plus souvent, les organisateurs ont prévu « large », des habitués du festival attendent patiemment au pied des gradins le moment où, sur scène, Jean-Paul Boutellier achève de présenter la soirée. Car la consigne et la tradition veulent que, dès que le premier musicien entre scène, l’interdiction tombe. S’ensuit une ruée vers les places libres qui ne manque pas d’attirer l’attention. En quelques secondes, les gradins affichent, cette fois, réellement complet. Le contraste est étonnant entre le festivalier (dont la tenue emprunte à l’alpiniste et au moniteur de plage) et le « partenaire », qui vient seulement d’enlever sa cravate (histoire d’afficher sa décontraction) ou assiste au concert en portant – sans doute contraint et forcé - une chemise à l’effigie de sa société. Heureusement, au milieu de 8 000 spectateurs, le ridicule se dilue…
Pour ceux qui n’ont pas eu d’assez bons réflexes, tout espoir n’est cependant pas perdu. Les invités des Partenaires ont en commun de venir de loin (Lyon, Grenoble ou Saint-Etienne), de sortir d’une journée de travail et de venir accompagnés. Beaucoup sont ravis, d’autres s’ennuient très vite. Alerté par de légers mouvements, hochements de têtes et autres baillements, le festivalier expérimenté resté debout repère l’imminence d’un départ. Rares en première partie, ceux-ci se multiplient durant la seconde, selon la météo et le programme. Généralement, c’est Madame qui donne le signal, même si c’est Monsieur qui se lève, à la fin d’un morceau, quand le public applaudit. Un petit signe discret à un collaborateur, à la puissance invitante ou au « chef » à l’origine de la soirée et le tour est joué, même s’il n’est pas toujours aisé de se frayer un chemin jusqu’à la sortie. Certains soirs, les départs ressemblent à un exode. Pour les festivaliers qui n’ont pu arriver à temps pour trouver une place assise, sinon loin de la scène, ces partenaires sont une aubaine. Malheureusement, il est très rare qu’ils laissent derrière eux leur coussin…

par Jean-Claude Pennec // Publié le 10 août 2009

[1A vrai dire, telle était déjà l’approche de « La Verrière », lieu alternatif gratuit installé sur l’autre rive du Rhône et qui souffrait donc d’un relatif éloignement.

[2Originaire d’Ile-de-France, ce quintet s’était imposé à l’unanimité parmi les candidats issus de différentes régions.

[3Julien Pontvianne aux sax, Olivier Laisney à la trompette, Matteo Bortone à la basse) et Thibaut Perriard à la batterie.