Chronique

Isabelle Olivier

My Foolish Harp

Isabelle Olivier (hp), David Venitucci (acc), Youn Sun Nah (voc), Louis Sclavis (bcl), Peter Erskine (dm)

Lorsqu’Isabelle Olivier a composé la musique de Les Glaneurs et la glaneuse, magnifique œuvre d’Agnès Varda, elle n’imaginait sans doute pas que ce film renverrait singulièrement au thème de son dernier album en date, My Foolish Harp. En effet, au-delà du jeu de mot, celui-ci s’articule autour de thèmes chers aux deux femmes : la rencontre, l’empathie et l’écoute.

Rares sont les harpistes qui se mêlent de jazz. A écouter Isabelle Olivier, sa maîtrise d’un instrument qui offre tant de registres et de voix, avec parfois cette légère dissonance qui donne encore plus d’humanité à ces sonorités multiples, on ne peut que s’en étonner. Loin des chimériques clichés d’envolées langoureuses qui collent à l’instrument, My Foolish Harp est un disque de rencontres, de partage avec d’autres étoiles du jazz et de l’improvisation sous forme de duos multiples ou chaque morceau est une pièce à l’état pur, une ambiance travaillée et imaginée avec le comparse choisi. Quatre musiciens se sont prêtés au jeu : l’accordéoniste David Venitucci, le batteur Peter Erskine, le clarinettiste Louis Sclavis et la vocaliste Youn Sun Nah. On a connu des plateaux moins alléchants…

De ces rencontres résulte un travail sur l’altérité qui cherche l’équilibre au milieu du chemin. Équilibre parfois précaire, cabossé, mais toujours charmant et pétri d’une émotion qui colore le disque, transcende les musiciens et les styles et crée finalement une unité entre les mondes, entre les morceaux, entre les musiciens. Au milieu de cette musique, la harpe polymorphe d’Isabelle Olivier, entre frappe rythmique et épanchement mélodique, passeuse entre les mondes musicaux de ses invités, révèle une vraie cohérence. On a connu cette musicienne en quintet ou, récemment, en duo avec Olivier Sens pour un corps à corps électronique, mais il semble que la formule du duo l’aie séduite au point qu’elle envisage de graver ces rencontres organiques, dans un registre qui fuit la dualité pour chercher l’harmonie.

Une alchimie toute particulière, fascinante, se dégage de la rencontre avec Louis Sclavis, une atmosphère saisissante, à la fois tendue et sereine. « Echo » - et plus forte raison « Storia » - sont le théâtre d’une union où la profondeur de la clarinette basse quête l’étreinte avec une harpe qui s’exalte à mesure que l’unisson s’approche… Ce côté charnel est également patent avec Peter Erskine ; sur “Mister”, ce dernier effleure sa batterie, la caresse tandis que les cordes se font mutines, à la recherche, toujours, du point de fusion… Il y a même des morceaux troublants, comme cette connivence avec Youn Sun Nah pour « Wae », ou la douceur d’une nuit d’été semble sourdre de l’échange.

Le disque s’ouvre sur « Tokyo Bossa », où intervient un Venitucci aigrelet, tout en retenue, et où la harpe semble passer d’une mélancolie dégingandée de guitare fluette à des claquements de koto ; il se termine sur un mix étrange, une réunification fictive de ce quintet imaginaire dont aucun membre ne se ressemble plus. Ce jeu de masques où la harpe semble se travestir en d’autres sonorités traduit la ligne générale de l’album ainsi qu’un sentiment voluptueux et diffus qui s’empare de la musique à mesure qu’elle se met en place.

Indispensable et émouvant voyage aux confins des sens, My Foolish Harp n’exige pas de billet retour. Le livret cite Georges Wald : « L’homme est une façon qu’ont les étoiles de connaître les étoiles ». Et si la musique était le meilleur moyen pour l’homme de connaître l’homme ?