Scènes

Flemish Jazz Meeting 2009, IIIe édition

En alternance avec l’européen Jazz Brugge, le FJM réunissait cette année les principaux groupes de la scène flamande.


Le Flemish Jazz Meeting qui se tient à Bruges tous les deux ans, en alternance avec l’européen Jazz Brugge (première édition en 2002, lorsque la ville fut choisie comme capitale culturelle européenne), réunissait cette année encore les principaux groupes de la scène flamande.

On retrouve avec plaisir une des « Venise du Nord » : Bruges est une capitale touristique où l’on rêve secrètement de replonger dans l’atmosphère gothique d’In Bruges, film assez singulier de Martin McDonagh, Anglo-Saxon tombé amoureux de la ville au point d’y tourner son premier long-métrage et de situer son intrigue policière dans son cœur monumental : la Grand-Place, l’Hôtel de ville et son beffroi, la très étonnante église du Saint-Sang…

Mais loin de Bons baisers de Bruges (traduction française vraiment très « cliché »), nous étions conviés, entre canaux et musées, à un showcase entre professionnels du jazz, organisateurs de concerts, directeurs du festival et journalistes spécialisés. Cette présentation promotionnelle est organisée avec sérieux et bonne humeur par la structure De Werf, véritable institution culturelle en Flandres et solidement implantée à Bruges : structure artistique polyvalente officiant dans diverses disciplines artistiques (théâtre, musique), elle possède son propre label (W.E.R.F.) et sept ans après la parution du coffret The Finest in Belgian Jazz, force est de constater que la scène jazz est toujours très active et que de nombreux noms sont apparus. (S’il est difficile pour un Français de différencier Flandre et Belgique, la barrière linguistique est loin d’être une préoccupation pour les musiciens de jazz, qui évoluent en permanence au sein de formations mixtes auxquelles se joignent souvent Hollandais, Allemands et… Français.)

Michel Massot © Stefe Jiroflée

En un week-end, pas moins de treize groupes sont programmés avec comme principe de se présenter efficacement en vingt minutes. La contrainte est forte et la tension perceptible. Ce n’est pas un tremplin mais il faut se montrer à la hauteur en un temps limité, ce qui suppose d’être performant et accrocheur, et d’avoir bien choisi son programme. Comme le Dutch Jazz Meeting au Bimhuis à Amsterdam, et les autres vitrines promotionnelles de Bergen, Copenhagen, Bremen… le Flemish Jazz Meeting est une formidable chance de se faire entendre par des professionnels du spectacle belges et étrangers, un outil efficace pour l’exportation des talents. Car cette manifestation est une vitrine où démos, disques produits ou maquettes circulent activement. Si on ne se fait pas connaître, comment peut-on espérer que les opérateurs spécialisés - dont c’est par ailleurs le métier de se tenir informés, à la pointe même des créations - investissent dans les groupes nouveaux, surtout dans un secteur aussi mouvant ?

La France était d’ailleurs dignement représentée par le réseau Afijma (qui représente 30 festivals), partenaire actif qui facilite la découverte de musiciens belges en mettant au point un programme d’échange via un pass (jazzpass.be.fr) à l’instar d’autres opérations déjà effectuées avec nos autres voisins hollandais ou allemands.

Difficile, pour les organisateurs, de faire un choix entre les musiciens confirmés qui s’engagent dans l’aventure de nouveaux groupes et l’éclosion de tout nouveaux talents, d’opérer une sélection entre des styles et des formations différents. Ce sera d’abord une formation « exotique » par nature : Hijaz, un sextet (piano, oud, doudouk, percussions, batterie, contrebasse) polyglotte combinant diverses nationalités. Le Tunisien Moufadhel Adhoum, le Marocain Azzedine Ajouli, l’Arménien Vardab Hovanissian concrétisent la rencontre avec un Orient méditerranéen plus ou moins rêvé par les Européens du Nord. Un crossover réussi sans toutefois tenir toutes ses promesses de rêve et d’évasion. Trop sage ? Suivent des formations plus traditionnelles. Le trio du pianiste Pierre Anckaert, avec en invité le flûtiste Stephan Bracaval, tente d’installer un groove latino-cubain ;
le Free Demyster Quartet ne se préoccupe guère non plus des identités nationales : autour du leader et pianiste belge Free Demyster, se regroupent le saxophoniste américain John Ruocco qui vit en Hollande depuis fort longtemps, le bassiste Manolo Cabras (Sardaigne) et le Tchèque Marek Partman pour un jazz post moderne à retrouver sur Something to Share [1] On ne se « réveille » vraiment qu’à l’arrivée du trio le plus original, et curieusement le moins jazz aussi de la sélection, celui de Tuur Florizoone (Déjà programmé il y a trois ans dans une autre formation, Tricycle par J.-P. Ricard à Jazz à Saumane.]], jeune accordéoniste lauréat d’une « Victoire de la musique ». Sa musique tend à unir folklore et pop, via une instrumentation atypique (trombone, accordéon, violoncelle) et une présence scénique originale. Avec Michel Massot, toujours aussi passionnant à suivre dans ses élucubrations au trombone et au tuba, et la voix grave de la violoncelliste Marine Horbacewski, il présente son Cinema novo [2]. Une musique directe, touchante, pleine de la fraîcheur, qui raconte des petites histoires à la tonalité mélancolique. Notons que Tuur Florizone est, par ailleurs, le compositeur de la b.o. de Moskow, Belgium, premier film très réussi du documentariste Christophe Van Rompaey (2008). On ne résiste pas au plaisir d’évoquer ce film sorti confidentiellement en France l’an dernier. Le titre original, « Aanrijding in Moscou » évoque une histoire (néo)réaliste, populaire, très attachante, qui se noue dans une banlieue sans attrait de Gant, « Moscou » - l’envers du décor, loin de la carte postale d’In Bruges - entre Matty (formidable Barbara Sarafian), postière, et Johnny, camionneur-livreur de glaces italiennes. La musique de Florizone, simple et nostalgique, colle finement aux images : il joue du piano et du Rhodes, du clavietta et, bien sûr, de l’accordéon chromatique. Pour finir, Jeroen Van Herzeele, talentueux saxophoniste de Määks Spirit, du quartet de Ben Sluijs ou de l’ensemble de Kris Deffoort, présente son quartet, composé de Fabian Fiorini au piano, de l’Italien Giovanni Barcella à la batterie et du Français Jean-Jacques Avenel à la contrebasse (qui ouvre le set) ; ce véritable hymne à Coltrane dernière période, avec un sax vibrant dès les premières mesures, défriche avec énergie les vastes espaces de l’improvisation.

Marine Horbaczewki © Stefe Jiroflée

Le lendemain à l’Hôpital St-Jean (Musée Memling), concert apéritif et visite du lieu, « Hôtel Dieu » conçu dans l’esprit de celui de Beaune. Dans le grenier à la charpente monumentale jouera ensuite Saxkartel [3], surprenant et délicat concept « quartet de sax sans basse ni batterie ». Cette absence de rythmique exige une extrême rigueur dans la polyphonie et, pour n’être pas neuve, la formule n’en est pas moins rare aujourd’hui. Beau travail d’équipe, articulé avec précision, et répertoire exclusivement jazz. Les envolées sont courtes, seul compte le jeu collectif [4]. Mais ce jazz de chambre concertant manque un peu de légèreté et d’impromptu dans le cadre privilégié du musée.

Au centre De Werf cette fois, Briskey, un groupe prometteur - en tous cas « tendance » - déroule une sorte de b.o. de film noir, une atmosphère de polar urbain : voix, électronique et effets de réverb’, trompette en écho, trombone et saxophones en fond sonore sur « Lost City ». Toujours déroutant, décalé, le quintet de Carlo Nardozza passe du musette au western, sans oublier la pop, et même de purs moments de free. Le trompettiste leader, techniquement très précis, collé à son embouchure, envoie des parfums et sons exotiques illustrant des scènes imaginaires de film extravagant et décousu. Le Christian Mendoza Group [5] est quant à lui une formation attachante : piano romantique du leader, interventions remarquées de Ben Sluijs à la flûte sur « Sleep » et à l’alto sur le romantique « Aube », belle interaction avec Joachim Badenhorst au ténor et clarinette. Puis vient le RadioKukaOrkest (RKKO), quartet au drôle de nom [6] comptant Kristof Roseeuw à la contrebasse, Tom Wouters aux clarinettes et percussions [7], Philippe Thuriot à l’accordéon et Lode Vercampt au violoncelle : une musique débridée, décomplexée, un ensemble de chambre à la « rock’n’roll attitude » et aux titres surréalistes (« Une vache caractérielle », par exemple… On ne s’étonnera pas qu’une de leurs compositions s’intitule « Petite suite Satie »), le fil conducteur restant l’humour.

Entre-temps, pour animer les changements de plateau, une bonne idée : des extraits de « Die AusternPrinzessin », film muet d’Ernst Lubitsch (1919), accompagnés par la brillante Flat Earth Society, une des plus belles formations de la scène belge. Cet ensemble de quatorze activistes emmené par le clarinettiste Peter Vermeersch est actif depuis une dizaine d’années sur la scène alternative et a embrassé maints projets, entre arrangements pour big bands et des mélodies de fanfare, en passant par le jazz et la musique concrète. Bonne surprise pour finir : le Delvita Group, et ses tout jeunes musiciens (Peter Delannoye au trombone et son frère Steven au ténor [8], Bart Van Caenegem au piano, Janos Bruneel, à la contrebasse, et Toni Vitacolonna à la batterie) soudés et toniques, se distinguent par leur finesse d’interprétation et leurs crescendos harmoniques.

Bruges offrait cette annéee un bel échantillon de la production blege actuelle : beaucoup de musiciens inspirés par le jazz cherchent à s’engager dans une certaine tradition, mais tous cherchent une aventure qui peut prendre diverses formes, favoriser les échanges et exporter les talents créatifs, avec la dominante poétique, surréaliste et créative qui est sans doute la marque de l’esprit belge.

Sax Kartel © Philippe Méziat

par Sophie Chambon // Publié le 4 novembre 2009
P.-S. :

Les photos de Stefe Jiroflée

Pour en savoir plus sur le jazz en Flandre :

Organisations :

  • De Werf, « chantier » en néerlandais, est un centre culturel essentiel en Belgique qui, opérant sur le plan du théâtre et du jazz, organise des concerts et a créé son propre label en 1993 (« Wasted Energy Recording Factory »), 78 CD à ce jour, tant live qu’en studio, le dernier en date étant celui de Nathalie Loriers + Bert Joris & String Quartet, Moments d’Eternité ; les n°79 et 80 sont en préparation…

Les groupes du FJM 2009 :

[1W.E.R.F 064/ 2007.

[2Homerecords.be, 2008.

[3Vainqueur du Tremplin jazz d’Avignon 2006

[4Cf ; Yellow Sounds and Other Colours, W.E.R.F 066, 2007

[5Découvert un mois plus tôt à Avignon, où il avait reçu le Prix du jury.

[6Il le tient du programme itinérant « De Kunstkaravaan » qu’il accompagnait en 2005 sur une radio flamande pour des performances en public lors d’expositions.

[7Deux musiciens de FES.

[8Entendu le matin même dans Saxkartel.