Entretien

François Moutin (1)

Rencontre avec un des bassistes les plus talentueux de sa génération

François Moutin est né le 24 décembre 1961 à Paris, suivant de quelques minutes son frère Louis. Dès le berceau, maman Moutin remarque que quand elle allume la radio, les jumeaux gigotent au rythme de la musique mais que quand elle éteint, c’est le calme plat. Elle répète l’expérience plusieurs fois avec le même résultat. Ce seront des musiciens. Rencontre avec un enthousiaste.

- Tout petit déjà

Dès l’âge de cinq ans, j’ai commencé à jouer de la guitare. Ma mère m’avait montré quatre accords, j’en ai cherché d’autres en écoutant Brassens, Fats Waller et Django Reinhardt, puis j’ai essayé le piano afin de trouver les harmonies, d’approfondir ma recherche sur les accords, j’ai enchaîné avec la basse électrique dont je joue toujours et enfin la contrebasse.

- Premiers concerts

Je me souviens de concerts à la Pinte. Je ne sais pas si ça existe toujours, mais c’est un endroit où ont démarré beaucoup de musiciens français de ma génération, celle d’avant et celle d’après, un tout petit endroit vers St Michel. On était payé des queues de cerises, le piano n’était pas terrible, mais il y avait quand même une âme. Beaucoup de gens y venaient s’écouter les uns les autres. C’était un des lieux qui permettait à la jeune scène de démarrer et où, de temps en temps, débarquaient des musiciens plus connus qui venaient voir ce qui se passait.

- Le plaisir

J’aurais pu être ingénieur, mais j’ai choisi la musique parce que c’était ma passion. J’ai choisi d’être musicien pour le plaisir. Pour subsister, au début, j’étais prof de maths dans une terminale. Mais ça n’a pas duré longtemps, car j’ai trouvé un engagement professionnel assez rapidement. Je suis devenu bassiste de l’émission « L’Oreille en Coin » pendant deux ans. Ça ne m’occupait que le dimanche matin, je pouvais tout le reste de la semaine ne faire que de la musique. Je pouvais répéter avec Jean-Marie Machado qui commençait, cela nous a permis de progresser. On passait nos journées dans la cave à jouer, à expérimenter, à travailler l’instrument, le jeu en groupe. Quand on est sorti de là, on avait quelque chose de prêt, on était déjà plus solides musicalement. Pas très longtemps après, j’ai eu plusieurs engagements. Je me souviens quand Antoine Hervé m’a appelé pour jouer au Casino de Paris durant quinze soirs. Je me suis retrouvé sur scène avec Peter Erskine, Toots Thielemans et Randy Brecker. La première fois, j’ai eu la pétoche, mais ils m’ont vite calmé, ils m’ont dit « ça va, tu joues très bien, tout baigne ». Peter m’a donne deux conseils sur le drive en big band. Ça m’a donné confiance en moi. J’ai toujours su que j’aurais quelque chose à apprendre de n’importe quelle expérience, mais que je les choisirais en fonction du plaisir qu’elles m’apporteraient, puisque j’avais commencé comme ça.

- Contrebasse ? Vous avez dit contrebasse ?

C’est une longue histoire. Pour faire court, j’ai été complètement illuminé par trois contrebassistes, Ray Brown, Jean-François Jenny Clarke et Niels-Henning Orsted-Pedersen. Je les ai vus jouer, NHOP et Ray Brown, quand j’étais petit, avec Oscar Peterson, dont nous étions fans à l’époque avec Louis. C’est ce qui m’a donné envie de jouer de la basse. Plus tard j’ai écouté tous les autres grands contrebassistes et je me suis décidé pour cet instrument.

- New York City

Quand j’ai commencé professionnellement à Paris en 1985, j’ai tout de suite eu l’occasion de jouer avec des musiciens américains qui étaient soit de passage, soit installés. George Brown m’a conseillé d’aller à New York. Il y a eu Randy Brecker, Toots Thielemans, Peter Erskine, Steve Swallow, que j’ai rencontrés quand j’ai travaillé avec l’ONJ d’Antoine Hervé en 1988. À l’époque, je venais d’être engagé par Martial Solal, puis Michel Portal, qui me faisaient un pont d’or, me faisant passer du statut de petit musicien à peine professionnel aux grandes scènes, ce qui me permettait de bien gagner ma vie en faisant la musique que j’aime. J’ai différé mon départ puisque je jouais avec des musiciens avec qui j’avais toujours rêvé de jouer, je ne voyais plus l’utilité d’entreprendre une expatriation, je suis resté. Finalement, les années passant, tout ce que m’avaient dit ces gars-là et ceux que je continuais à rencontrer - Lee Konitz et Mino Cinelu notamment qui me tenaient le même discours - je suis allé voir et ça m’a énormément plu. La ville elle-même est fascinante au début, au bout d’un moment elle est difficile à vivre, mais la scène musicale là-bas est tellement excitante que j’ai décidé de rester.

- Voisins, copains

J’habite un appartement dans un immeuble ancien au centre de New York entouré de vieux musiciens, avec entre autres un tromboniste qui jouait dans l’orchestre de Count Basie, Benny Powell, aussi Franck Wess, Jimmy Heath, Monty Alexander. Vernell Fournier, le grand batteur du trio d’Ahmad Jamal, habitait là aussi. Quand il est mort, nous avons fait un concert tous ensemble à St Peter’s Church, autour de sa vie et de sa création. J’étais quasiment le seul blanc, l’ambiance était joyeuse. Pour les blacks de Harlem et tous ces gens-là, la religiosité est une fête, même à propos de la mort. C’était donc un moment de recueillement dans la joie, j’ai trouvé ça merveilleux. Avec Benny Powell, nous avions joué, il y a un an et demi à la New School pour la remise d’un prix à Milt Jackson. Un soir, il me demande ce que je fais, je lui dis « Je vais jouer avec Jean-Michel Pilc à Sweet Basil, mais je te préviens, c’est moderne ». Non seulement il est venu nous écouter, mais en plus il a adoré, il a senti que c’était dans la lignée, ça m’a frappé. Vivre à New York, au milieu de tous ces musiciens d’un certain âge qui font partie de l’histoire du jazz, avec qui je tape le bœuf régulièrement, me donne l’impression d’être dans un bain.

- Ari, James, Rudresh et les autres

À New York, je fréquente surtout des jazzmen, mais pas seulement. Avec Jean-Michel Pilc, il nous arrive de monter à Harlem dans ce petit club qui s’appelle St Nick’s Pub pour jouer avec des vieux de la vieille. Mais je travaille beaucoup avec des musiciens de la nouvelle scène du jazz dont les plus marquants sont notamment Ari Hoenig et James Hurt. Quand j’ai débarqué à New York, James était dans la bande des “ Young Lions ”, qui faisaient du revival be-bop, très bien d’ailleurs, mais il s’y ennuyait. J’ai senti qu’il avait un langage à lui, qu’il arrivait à mettre là-dedans. James Hurt s’est retrouvé à tourner avec Antonio Hart, il a été repéré par une grosse maison de disques, un des labels les plus importants du jazz [Ndlr : Blue Note]. Ils s’attendaient à ce qu’il fasse quelque chose de très classique, mais lui avait envie de faire quelque chose d’actuel, dans son style personnel, qui comporte beaucoup de mesures impaires et en même temps de grooves assez moderne, funky, électrique… Et donc ils sont tombés d’accord sur une version acoustique de ça et l’on a commencé à travailler ensemble. On a fait un premier disque « Dark Grooves - Mystical Rhythms ». Depuis, le même groupe a tourné en Californie, à New York et James, qui joue merveilleusement bien du piano et des claviers, joue aussi du mélodica. Il a une technique naturelle de souffle qui fait qu’il sonne bien mieux que la plupart des pianistes qui s’essayent au mélodica, car ils ont une technique de clavier mais pas de soufflant. Avec le saxophoniste fabuleux du groupe, Jacques Schwarz Bart, ils prennent des lignes ensemble, soit écrites, soit improvisées et ils les passent dans ses effets. Ari et moi, on fait tourner les rythmiques qu’on a composées autour des découpes que James avait écrites, et ça donne un son complètement nouveau. À chaque fois que ce groupe joue, malheureusement pas assez souvent, j’ai l’impression de faire partie d’un band super créatif, un peu comme avec Pilc. C’est une autre planète de la même galaxie.

Je joue aussi avec ce saxophoniste américain, Rudresh Mahanthappa, dont les parents ont émigré des Indes à Chicago. Il est né aux Etats-Unis, il me semble, mais il a conservé sa culture indienne en même temps qu’il assimilait la culture américaine. Il connaît toute l’histoire du jazz, il en maîtrise le langage parfaitement, mais il y amène aussi une partie de sa culture indienne. Il joue de l’alto avec un son phénoménal ! Personne n’a le même son. C’est un son très rauque, un peu agressif, très personnel. C’est le genre de type qui même avec un big band derrière, va continuer à jouer sans micro, et à sonner. Il a aussi cette précision rythmique diabolique dans les mesures composées, qui lui vient de sa culture indienne. Il a quantité d’idées complètement nouvelles sur les formes des morceaux. Dans son Quartet, on expérimente ça et c’est très intéressant. Il se trouve que récemment James et lui ont monté un nouveau groupe qui s’appelle « Saturn Returns ». Rudresh avec son côté rugueux, et les mesures asymétriques sur lesquelles il retrouve James, qui lui a plus le côté « chat », Herbie Hancock de l’époque Headhunters, avec sa façon très sensuelle de jouer ses claviers : l’association des deux donne un truc fabuleux. J’y joue de la basse électrique, il y a David Gilmore à la guitare, les batteurs changent, soit Elliot Kavie, soit Derek Phillips.

- Simon Shaheen

Depuis un an et demi, je fais une expérience qui est aux frontières du jazz avec un musicien palestinien, Simon Shaheen, qui vit aux States depuis dix ou quinze ans. Il joue de l’oud et du violon. Il est très expressif, il a une technique fabuleuse. Sa musique a deux versants. Le premier est celui de la musique arabe classique et l’autre, une fusion avec le jazz. Il m’a invité à faire des concerts de musique arabe classique, c’est très écrit, il n’y a pratiquement pas une note d’impro. Il y a souvent une chanteuse ou un chanteur, lui-même chante. Cela me fait découvrir une autre culture. Il écrit des mesures rythmiquement assez étranges puisque ce sont des mesures asymétriques, mais pas utilisées dans le sens où on les pratique dans le jazz, ni dans la musique contemporaine ; par exemple il va prendre un 10/8 vraiment très lent. On n’a pas de point de repère lorsqu’on fait tourner une telle mesure comme ça, c’est tellement lent que cela en est presque récitatif, mais il n’empêche que ça garde le « time » d’une façon très précise. Tout ce versant-là des choses, toute leur expressivité autour de beaucoup de modes, qui ne sont pas ou tres peu utilisés dans la musique occidentale, propres à la musique arabe, fusionnant avec le jazz et mélangé au langage que je connais mieux donne lieu à des impros absolument incroyables. Simon Shaheen est un improvisateur complètement cinglé sur son oud. Il me fait une place importante dans son groupe. Je m’adapte au contexte, c’est-à-dire qu’il m’a appris ses modes, la façon dont il demi bémolise certaines notes. Par exemple, il y a dans ces modes des notes qui ne sont pas les notes du tempérament que l’on utilise habituellement en musique occidentale, lorsqu’elle est mélodique. Évidemment, la contrebasse (par opposition à un instrument chromatique comme un piano ou une guitare) me permet de les jouer. En fait, j’utilise mon oreille pour jouer un si bémol qui soit un petit peu plus haut que le si bémol habituel, mais pour l’inclure dans une phrase, je dois m’inventer des doigtés nouveaux. Dans ce qu’ils appellent leurs makras (modes), ils ont ce genre de notes et ça donne en fait une couleur à la musique qui est ce que j’entendais quand j’écoutais de la musique arabe. Le fait de le pratiquer me fait comprendre comment ça marche. À travers cette expérience, je rencontre certains jazzmen avec lesquels je n’avais jamais joué. J’avais déjà joué avec Billy Drews (saxophoniste new-yorkais qui fait partie du groupe de Simon), mais jamais encore avec Jamie Haddad (percussionniste qui joue avec Simon, mais aussi avec David Liebman), ni avec ce guitariste prodigieux, Adam Rogers, qui tourne aussi avec Michael Brecker et qui a son propre groupe. Une autre rencontre importante dans le groupe de Simon : Bassam, un flûtiste qui vient de la musique arabe classique, mais est un excellent improvisateur. Ce groupe « Al Qantara » a une couleur merveilleuse. On vient d’enregistrer un disque « Blue Flame » pour BMG. On va jouer au Newport jazz festival, à JVC, on va faire des très grosses scènes aux Etats-Unis. Ça va me donner l’occasion de jouer dans plus de gros festivals, et me rendre plus présent sur toute cette partie-là de la scène jazz américaine.

Contrairement à ce qu’on m’avait dit quand j’habitais en France, le jazz intéresse beaucoup de monde aux USA, il y a un circuit avec des gros festivals, et l’on peut tourner intensivement sans problème.

- Pop music

J’ai des expériences très amusantes dans la pop music avec un musicien que j’ai rencontré à New York, Jeff Pivar, guitariste qui a joué avec énormément de groupes de pop, qui maîtrise ce langage à fond. En faisant partie de cette scène-là j’ai pu plonger dans le bain américain, j’avais besoin de ça pour comprendre où les Américains vont musicalement. J’ai même joué de la country music. Je suis allé à Los Angeles retrouver David Crosby, Graham Nash et Jeff Pivar pour enregistrer un disque, alors qu’ils me considèrent comme un jazzman pur et dur. Réussir à faire sonner une contrebasse dans leur idiome pop, ça m’a apporté quelque chose. Il y a eu un échange, ils étaient contents d’entendre un contrebassiste qui pouvait sonner comme un bassiste électrique. C’est-à-dire que même si le grain du son est différent, il est possible de trouver un sustain et une puissance qui restitue l’impact de la basse électrique, et de trouver sa place dans le coup de grosse-caisse du batteur de façon à ce que le groove soit le plus souple possible. Quand on ramène ça dans le jazz après, on arrive à faire swinguer d’une manière différente et à inclure d’autres grooves. Je pense que quand je ramène cette possibilité-là dans le groupe de Rudresh, ça assoit la complexité de la musique qu’il écrit, ça accentue sa lisibilité, ça la fait mieux sonner que si je la jouais dans l’état d’esprit d’un contrebassiste qui serait spécialisé dans le be-bop ou dans Bill Evans, par exemple.

- Ouverture

En fait, à New York, on est ouvert sur tout et les gens vous cataloguent beaucoup moins qu’à Paris. Si à Paris je faisais un peu de variétés, le lendemain un concert d’impro totale, une expérience dans le contemporain, puis une expérience dans le jazz plus classique, tout le monde dirait « Où va-t-il ? qu’est ce qu’il fait ? ».Tandis qu’à New York, on est musicien, on est soi-même, on peut apporter ce qu’on a à dire dans plein de contextes différents. Si on sait s’adapter, c’est ressenti comme une qualité et non pas comme un défaut et je l’ai vécu positivement. C’est une raison qui me fait rester là-bas car j’ai une tendance à l’éclectisme. Même si j’ai un centre en moi qui est vraiment le jazz, j’aime aller voir dans des contrées différentes, ramener ce matériel à la maison et inclure les émotions et les savoir-faire que ça m’a apportés dans ce que j’écris pour le Moutin Reunion Quartet.

- Improvisation

C’est un savant cocktail de ce qui me traverse sur l’instant et de toutes ces années d’écoute et de pratique de la musique. Dans le jazz, quand on compose, on laisse toujours une place à l’improvisation, avec un degré de liberté plus ou moins grand. Quand j’étais plus jeune, on improvisait sur des grilles, très soucieux de respecter la grille, de jouer dans le canevas, puis avec Louis, mon frère, et Antoine Hervé, on a fait des expériences d’improvisation totale, où il n’y avait absolument rien de prévu, pas même une forme quelconque, rien. On a fait des concerts comme ça, dont certains étaient ratés et d’autres très réussis. À force de faire ça, on les réussit de plus en plus. Non pas que l’on sache mieux ce qu’il faut jouer pour que ce soit réussi, car si une impro a été réussie la veille et que l’on essaie de la refaire le lendemain, ça ne marche pas. Mais on apprend à laisser passer le fluide et l’énergie à travers soi pour se rendre disponible à l’écoute des autres musiciens et en même temps à la création de soi-même. Maintenant je ne fais plus de différence, que je joue une grille, une impro libre, ou un passage écrit d’un morceau, c’est ce que je ressens qui compte. Ce que l’on vit comme magique, c’est qu’ultimement on ne contrôle pas le fait d’être inspiré, ça ne vient pas sur commande, mais on finit par gérer le moment où l’on ne l’est pas et puis à retrouver l’inspiration, la laisser venir. C’est comme si un personnage venait vous investir. Il y a là quelque chose de sensuel, une énergie qui vous traverse et quand elle traverse tout un groupe, c’est prodigieux.

par Claudine Declercq // Publié le 20 mai 2001
P.-S. :

Suite de cette interview le mois prochain où François Moutin évoquera maîtres et amis et le Moutin Reunion Quartet.