Entretien

Thierry Péala

Une nouvelle voix nous fait découvrir l’univers de Kenny Wheeler.

Pour son premier CD, le chanteur Thierry Péala n’a pas choisi la facilité. Totalement investi dans l’univers du trompettiste Kenny Wheeler, il l’a exploré pour nous faire découvrir les multiples facettes de ce « Kenny Wheeler Songbook ».

- Est-ce que tu es né dans une famille de musiciens ?

On peut dire ça. Il y avait dans ma famille une tradition de la chanson française. Mon père jouait beaucoup de guitare classique et mon oncle est auteur-compositeur.

- Si j’ai bien compris, tu as d’abord commencé à chanter, puis tu as tenté de jouer la comédie.

En fait, je chantais tout le temps, tout gamin j’essayais d’improviser sur la radio tout naturellement. Puis, j’ai tenté ma chance dans le théâtre, j’ai cru que ça allait être ma vie… je n’exclus pas d’y revenir un jour.

- Est-ce que tu peux nous parler de tes professeurs de chant ?

J’ai d’abord rencontré Laurence Saltiel à l’ARIAM. Elle a été assez formidable, elle a eu une influence déterminante sur ma carrière. Je me souviens d’une réunion un jour dans un café où, très solennellement, je lui ai demandé si j’étais fait pour ce métier et elle m’a encouragé à poursuivre. Ses musiciens m’ont aussi encouragé, notamment Didier Goret un excellent pianiste qui a accepté de m’accompagner les premières fois. Son attitude a été très positive et je lui en sais gré. Puis je suis allé au CIM où j’ai suivi les cours de Christiane Legrand pendant un an. En parallèle, je suivais les cours de Samy Abenaim, l’actuel président de la Bill Evans Academy. Et c’est là que j’ai rencontré Michel Graillier.

- Il me semble que ca a été une rencontre déterminante.

Je ne savais pas qui était Michel Graillier. J’avais vu Chet Baker l’année de sa mort au New Morning, j’étais bouleversé par sa musique. Au CIM, ce petit bonhomme était au piano, on me dit « Tu n’as qu’à chanter », je l’ai fait et il m’a dit « Viens à la maison, on va travailler. » Quand je suis arrivé chez lui, il m’a mis ce magnifique disque qui s’appelle « Chet sings again » et j’ai été conquis. Il m’a beaucoup apporté, on a travaillé trois ans ensemble, en duo et en quartette avec Bob Di Meo (d) qui venait d’arriver en France et un contrebassiste formidable que l’on ne voit pas assez souvent, Gus Nemeth qui était arrivé en France avec Keith Jarrett. Ça a été mon premier quartette officiel, j’ai vraiment eu beaucoup de chance.

- Et plus tard, tu as formé le Kapricorn Quartet.

Oui, parallèlement avec mon duo avec Michel Graillier, j’ai rencontré Joel Bouquet, Claude Mouton et Jean-Claude Jouy. On jouait pas mal de compositions de Bill Evans. Le nom vient du fait qu’on était tous du Capricorne.

- Deux ans plus tard, c’est la grande rencontre, celle qui va définitivement orienter ta carrière et être à l’origine du disque que tu viens de sortir, c’est la rencontre avec Kenny Wheeler. Peux-tu nous dire comment ça s’est passé ?

Avec Michel Graillier, j’ai été imprégné d’une façon de travailler assez particulière. Il y avait quelque chose de l’ordre du sacré dans sa façon d’aborder la musique. Je recherche toujours cette dimension supérieure, pas forcément sacrée, mais un certain lyrisme en tout cas. La première fois que j’ai entendu une chanson de Kenny Wheeler, c’était sur le disque « Somewhere called home » de Norma Winstone (ECM). Un ami me passe ce disque et il comporte un thème, « Sea Lady » chanté par Norma, avec John Taylor au piano et Tony Coe à la clarinette. Je suis tombé amoureux de ce disque. J’y trouvais à la fois une liberté, un lyrisme, une poésie. Et dans « Sea Lady », il y avait une saveur harmonique dont j’étais familier. Car il faut savoir que je suis allé au CIM en me prétendant pianiste. J’avais passé le concours de pianiste et je jouais mes petits accords qui ressemblaient à ce que j’entendais là, avec des sixtes bémol, des choses comme ça. Cet univers m’a frappé de plein fouet. Du coup, j’ai acheté tout ce que j’ai pu trouver de sa discographie, dont d’abord « Music for small and large ensembles », la claque monstrueuse. Il y a tout dans ce disque pour moi : la tradition du big band, la tradition américaine, européenne avec les influences de la musique du début du siècle, il y a le free. J’ai compris que c’était ça que je voulais faire. Ensuite il y a eu « Gnu High » avec Keith Jarrett que j’adorais aussi par ailleurs. C’était donc la réunion de plein d’univers, moi qui avais beaucoup aimé Bill Evans, je retrouvais là cette mélancolie avec la magie propre à Kenny.

J’avais quitté le CIM, j’avais également passé le concours de Crest avec le Kapricorn Quartet et j’apprends que Kenny Wheeler et Norma Winstone – que j’imaginais américains ! – donnent un stage dans les Rocheuses canadiennes à Banff. J’ai tout fait pour pouvoir y aller, avec un voyage plein d’aventures. Quand j’étais là-bas, j’ai appris qu’ils habitaient Londres ! Ça durait un mois, il y avait de gens merveilleux comme Jim Hall, Pat La Barbera, Don Thompson, pianiste et contrebassiste canadien qui a beaucoup joué avec George Shearing. Je suivais donc les cours de Norma et en même temps ceux de Kenny. Il trouvait bizarre de voir ce chanteur français dans un coin. J’ai engrangé ses thèmes, je les ai travaillés. Le niveau là-bas était impressionnant, des types de 18 ans qui déjà composaient pour string quartet.

- Tu es ensuite allé à New York où tu as joué au Water Club.

Dans la foulée, oui, je suis allé à New York. Il faut dire qu’à l’époque du CIM, je chantais avec Bruno Angelini (p) et Rogerio Botter maio. C’est ce dernier que j’ai retrouvé à New York. Comme il faisait un disque à cette époque, il m’a demandé d’y participer. J’y ai fait des rencontres, j’ai pu jouer dans des petits clubs, comme le Pau Brasil où Tania Maria jouait de temps en temps. J’ai pu ainsi jouer avec Portinho (d, perc).

- Et quelques années plus tard, tu as participé à l’aventure du groupe vocal 6 œ .

Quand je suis revenu de mes aventures américaines, on m’a demandé de faire des remplacements au CIM. Les élèves ont beaucoup aimé mes méthodes, étant moi-même autodidacte, je comprenais bien les problèmes des chanteurs désirant improviser. Et je me suis ainsi retrouvé enseignant sans y avoir pensé dans toutes les écoles où j’avais été élève. Puis j’ai assez rapidement auditionné pour former le groupe dirigé par Pierre-Gérard Verny. On nous a annoncé qu’on allait faire un disque chez Dreyfus, avec le trio de Dédé Ceccarelli (Thierry Eliez (kb), Jean-Marc Jafet (b)) et des musiciens prestigieux. Ça a dû s’étaler sur deux ou trois ans. Même si la musique n’était pas ce que j’aimais profondément, j’étais avec des gens que j’aimais bien et puis c’était la première fois que je travaillais en groupe vocal. Puis j’ai repris ma liberté pour revenir à mes amours.

- Justement, tes amours, ce quartette basé sur la musique de Kenny Wheeler, comment cela s’est-il fait ? Comment es-tu passé du stade de l’étudiant transi à Banff au musicien qui va lui demander de travailler sur son répertoire ?

Je n’étais pas sûr qu’il se souvienne de moi. A Banff, il y avait des soirées où les profs se mélangeaient avec les élèves. Une fois, je me souviens qu’on a fait un comedy show avec un musicien allemand et on les a beaucoup fait rire. En fait, il avait retenu ce chanteur qui se tenait dans un coin de son cours et qui avait su le faire rire. A Paris, en parallèle à 61/2, j’avais retrouvé Bruno Angelini et on jouait avec Christophe Marguet (d) dès 1995 et Olivier Sens (b). Je n’envisageais même pas d’appeler Kenny un jour. J’avais travaillé toute sa musique, on avait commencé à faire des concerts et puis un jour, j’ai bu deux whiskies et je l’ai appelé (rires). Et il a accepté, il a tenté l’aventure, j’ai trouvé ça incroyable de sa part. On a dû commencer en 1996 au Sunset. J’en avais parlé à Stéphane Portet qui était très enthousiaste, car Kenny n’avait pas joué à Paris depuis des années, il n’avait pas dû jouer en club depuis dix ans. Ca s’est bien passé, on s’est revu, il y a eu plusieurs concerts. Il y a beaucoup de gens qui sont passés dans cet orchestre. Puis j’ai contacté Riccardo del Fra qui adorait cette musique. J’étais entouré de musiciens qui étaient contents de jouer cette musique et de travailler avec Kenny. Il y a eu aussi Steve Argüelles, batteur qui avait joué avec John Taylor et Norma Winstone.

- A « Kenny Wheeler Songbook » est bien sûr un disque de chansons sur des musiques de Kenny Wheeler. Qui a écrit les paroles ?

Il y avait déjà des paroles écrites par Jane White par exemple sur « Everybody’s song but my own », c’est une canadienne que je ne connais pas. Ca a été le morceau le plus chanté de Kenny, notamment par Meredith d’Ambrosio. Il y a un autre canadien, Jim Hillman, qui a écrit les paroles de « S’matter ». Quand il n’y avait pas déjà de paroles, c’est Norma Winstone qui les a écrites, dont deux textes exprès pour le disque, pour « Nicolette » et « Kind Folk ». Et puis, ma meilleure amie, Gill Gladstone, poétesse galloise, après une conversation où on évoquait ces brèves rencontres qui peuvent changer le cours d’une vie, a écrit « Inner Traces ». J’ai envoyé le texte à Kenny et deux jours après j’avais un fax de 24 pages d’une magnifique chanson arrangée pour deux voix. Ce thème réunit tout ce que j’aime : des paroles de ma meilleure amie, chantées avec Norma que j’admire tant sur la musique de Kenny. Cette chanson est magique, il semble qu’elle touche beaucoup ceux qui l’écoutent.

- Chez les chanteurs de jazz, il y a globalement deux tendances, ceux qui scattent et ceux qui ne scattent pas. Et parmi les premiers, certains ont un scat assez traditionnel et d’autres sont plus proches des bruitistes, utilisant une large gamme de sonorités. Tu te rapproches plus de ceux-ci. C’est quelque chose qui t’es naturel ou bien est-ce le fruit d’un long travail ?

J’ai toujours adoré imiter les percussions. Petit, quand on était en voiture, je me bouchais une oreille et je faisais des percussions avec la langue, les dents, j’entendais un orchestre ; avec les vibrations du moteur, j’entendais des harmoniques. Je l’utilise maintenant. J’ai toujours adoré improviser. Maintenant, j’aime toujours autant ça, mais l’interprétation est devenue importante avec le temps. Au départ, j’improvisais assez traditionnellement, j’étais beaucoup inspiré par Sarah Vaughan plus qu’Ella et puis très vite j’ai écouté des instrumentistes, Cannonball Adderley notamment. Tout ça parce que petit, grâce à FIP, je me suis formé l’oreille. Mon grand-père en avait fait des cassettes de musique que j’avais parfaitement intégrée étant enfant et que j’ai redécouverte ensuite. Accepter le fait de sortir des sentiers battus par l’improvisation, c’est venu en écoutant Kenny Wheeler et toute la musique européenne improvisée. Je me sens toujours dans un gilet trop petit, j’ai envie de faire craquer les manches. J’ai pu parfois tomber à côté de la plaque, mais ce n’est pas grave, il faut essayer.

- Est-ce que des gens comme Jeanne Lee, qui vient de décéder, t’ont influencé ?

J’ai connu Jeanne Lee très tard, à l’époque où j’ai découvert Norma Winstone et John Taylor. Le disque avec Ran Blake m’a transporté complètement. Il y a à la fois un côté sombre et une poésie dans sa voix. Elle a une façon de se poser, presque de voler au-dessus du piano de Ran Blake qui me touche terriblement. Je suis accablé par la nouvelle de sa mort.

- Tout à l’heure, tu as évoqué l’aspect quasi sacré de la musique pour Michel Graillier. Que recherches-tu dans la musique ?

Je me souviens d’une réunion de famille quand j’étais petit, les enfants ne devaient pas parler, la télé était allumée, on jouait un film de Bergman, « Sonate d’automne », je crois, avec des gros plans d’Ingrid Bergman, des gens qui expriment des choses d’une profondeur, d’une vérité, c’était ça que je voulais faire. Après j’ai vu des films comme « L’important, c’est d’aimer » de Zulawski avec Romy Schneider, des gens qui donnaient leurs tripes. Au théâtre, c’est ce que je cherchais, cette vérité absolue. Des musiciens comme Michel Graillier ou Kenny Wheeler ont ce grand lyrisme avec aussi de l’humour. On a pu dire que Kenny faisait une musique intellectuelle ce qui est faux, il est dans l’émotion. Je ne veux pas être détaché, mais impliqué, que les musiciens le soient aussi. On peut faire un seul accord qui peut être merveilleux. Samy Abenaim a cette science, il l’enseigne très bien aux jeunes musiciens. On entend ça chez Bill Evans, chez John Taylor, des musiciens qui sont dans la note qu’ils jouent, ils sont impliqués, sincères, il y a de l’émotion. Ca n’empêche pas que ça swingue et qu’on s’amuse.

- On va un peu revenir à ton activité d’enseignant. Il y a deux pôles actuellement : Crest et Barcelonnette.

Je suis arrivé à Barcelonnette un an après que Stéphane Kochoyan ait repris le festival. On touche là une population de jeunes de 15 à 20 ans, ils ont tous un parcours musical. La plupart n’ont jamais chanté. Je dirige les ateliers de chorale et je les fais chanter. J’ai observé des effets assez spectaculaires chez les instrumentistes qui après avoir osé chanter reviennent à leur instrument d’une autre manière. Et inversement, il est important qu’un chanteur pratique un instrument, le piano surtout pour comprendre un peu l’harmonie.

A Crest, c’est une population d’âges variés. Il y a des adultes qui font plus de musique que certains dit « professionnels ». Ce sont des passionnés. Depuis deux ans, je propose de travailler une musique un peu plus moderne : Herbie Hancock, Wayne Shorter et aussi Kenny Wheeler. C’est dur, mais ça leur permet de découvrir autre chose, d’autres harmonies, d’autres univers, une autre façon d’envisager l’improvisation, un peu plus free.

- D’autres projets ?

Oui, Octovoice avec Sylvain Beuf. Ca fait longtemps que Sylvain voulait faire intervenir des voix. Ce sera cinq chanteurs : Laura Littardi, Laurence Saltiel, Vincent Puech, un nouveau venu, Anne Ducros et moi. Emmanuel Bex sera à l’orgue, Ceccarelli à la batterie et Sylvain au sax. La création est prévue pour mars 2001.

Catherine Crouzat et Philippe Thevenet d’ « Opus 31 », viennent également de me proposer une série de concert avec le Alain Jean-Marie trio, en hommage à Jeanne Lee dont ils étaient les agents et amis, ils ont également décidé de s’occuper de mon projet.

par Alain Le Roux-Marini // Publié le 3 février 2001
P.-S. :

Discographie :

  • Thierry Péala - « Inner Traces - A Kenny Wheeler Songbook » (Naïve 2000)