Tribune

1971, Zappa plonge en plein Vaudeville


Lorsqu’on pense aux années soixante-dix de Frank Zappa et de ses Mothers of Invention, on songe naturellement à la flamboyance teintée de jazz-rock de 1974 et les prestations au Roxy, les explosions funk qui suivent de près avec One Size Fits All, voire - pour les plus mordus de jazz - les albums Waka/Jawaka et The Grand Wazoo ou le souvenir des frères Brecker sur Zappa in New York de 1976. Il existe pourtant une matrice à tout cela : 1970 et 1971 et leur folie douce avec un orchestre plus iconoclaste et drôle. Finalement assez peu fertiles en rééditions posthumes, ces deux ans cruciaux ont fait l’objet, depuis peu, d’un travail d’archives et de remasterisations assez ahurissant.

1971 est une année cruciale pour Frank Zappa. Si l’on voulait la résumer en une phrase définitive, il est assez rare de commencer l’année marquée par des collaborations avec un des Beatles en enregistrant un film expérimental illustrant une forme opératique d’avant-garde, et de la terminer en fauteuil roulant après s’être fait agresser sur scène, quelques semaines après avoir été victime d’un incendie rendu célèbre par Deep Purple dans le luxueux casino de Montreux. Cette année, que d’aucuns pourraient qualifier d’horribilis, a un dénominateur commun : la scène. Et c’est paradoxalement ce qui va rendre cette année particulièrement riche et folle. Avec sa manie d’enregistrer ses concerts et de les mettre au coffre (le fameux « Vault »), Zappa va nous offrir un témoignage de l’énergie et de l’euphorie permanentes de cette période. Dans un récent coffret Mothers 1971, on écoutera notamment « Shove it Right In » sur le premier album pour bien comprendre de quelle matière inflammable il s’agit. Une musique qui a émergé sur Chunga’s Revenge, et qu’un premier coffret Mothers 1970 sorti en 2020 avait déjà défrichée.

Frank Zappa (c) Cécile Mirande-Broucas

Depuis le début de la décennie 70, mais en réalité depuis la création des Mothers of Invention et même avant Freak Out ! en 1966, Zappa et sa bande ne font que tourner. Avec un orchestre renouvelé en même temps que la décennie, marqué par l’arrivée de deux chanteurs, les anciens membres des Turtles Mark Volman et Howard Kaylan vont apporter une puissance vocale hors du commun et surtout une théâtralité rare. Le reste de l’orchestre n’est pas en reste de talent : le batteur Ainsley Dunbar dont la virtuosité est une forme de surenchère sur la folie des chanteurs, ou le clavier de George Duke, n’en sont que quelques exemples.

De cette période, vite surnommée Vaudeville Mothers pour souligner son caractère joyeux, outrancier et foncièrement drôle, il existait quelques témoignages dans la discographie chronologique : Fillmore East-June 1971 et Just Another Band From LA en étaient jusqu’ici les seuls, à quoi il fallait évidemment rajouter 200 Motels. Objet de collectionneur, l’œuvre majeure de Zappa n’avait pas fait l’objet des rééditions de 2010 [1] et sa musique se perdait un peu dans les limbes des souvenirs, nonobstant la sortie de Frank Zappa 200 Motels The Suite dirigé par le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen et interprété par le Los Angeles Philarmonic en 2015. Il aura fallu la réédition d’un luxueux (et cher) coffret à la fin de l’année 2021 pour rattraper le temps perdu. Notons d’ailleurs que dans cet objet, le film est absent [2], créant une certaine frustration. Les images, on les trouve en deux clics sur les internets dans des qualités diverses ; pour ceux qui n’auraient jamais vu l’œuvre, elle consiste en un documentaire halluciné sur la tournée d’un groupe de rock où Ringo Starr joue le rôle de Larry-le-nain-habillé-comme-Frank-Zappa et Keith Moon [3] incarne une nonne lubrique. Dans Les aventures extravagantes de Frank Zappa, Christophe Delbrouck écrit : « 200 Motels cristallise cette existence illogique et l’imaginaire plus ou moins fiévreux des musiciens pour tromper l’ennui. » On ne saurait mieux le décrire.

C’est surtout une pièce majeure écrite par Zappa, tant sur la qualité de la partition que sur la diversité et le foisonnement des idées (« Tuna Fish Promenade » qui commence comme un thème qu’on croirait tiré de Broadway pour plonger dans une ambitieuse direction atonale non sans avoir tutoyé quelques riffs de blues, du Zappa pur sucre...). Une confirmation de la qualité syncrétique de la musique de Frank Zappa et de son ouverture aux autres disciplines qui restera comme un carrefour de sa carrière, avec un disque où peuvent se succéder le rock grasseyant de « Mystery Roach », où Zappa fait parler la poudre, et « This Town is a Sealed Tuna Sandwich » qui offre au Royal Philharmonic Orchestra et notamment au pupitre des bois l’occasion de s’illustrer sur un hymne aux en-cas au thon.

Les tournées restent néanmoins l’Alpha et l’Omega. Ainsi que l’obsession du son : les concerts du Fillmore East de juin 71 furent les premiers enregistrés en 16 pistes, ce qui s’entend dans la profondeur de l’orchestre. Certes, la Zappa Family avait fait paraître un Carnegie Hall en 2011, tout en mono, qui témoignait de la folie des Vaudeville Mothers, un mois avant l’incendie de Montreux déclenché par un spectateur qui avait lancé une fusée d’artifice dans le casino. A noter que ce concert de Montreux était trouvable dans les années 90 dans une copie audio exotique qui n’a pas eu de descendance... Et ce pour une seule raison : la qualité sonore n’était pas au rendez-vous.

Si la période est restée chiche ou frustrante jusqu’à une période récente, c’est d’abord pour des questions de droits et de bandes. Sur le monument que constitue « Billy The Mountain », on savait qu’il existait maintes versions différentes autres que les 24 minutes de Just Another Band From L.A : le coffret Mothers 1971 nous offre plusieurs versions de plus d’une demi-heure, notamment au Fillmore East le 6 juin 1971... Le genre de format que le vinyle ne pouvait pas offrir, à moins de lui consacrer une face supplémentaire. Si des faces avaient été ajoutées, sans doute aurait-ce été avec ces versions incroyables de « King Kong » où Dunbar rivalise de puissance avec lan Underwood et Don Preston... Mais peut-être fallait-il patienter jusqu’à 2022 pour qu’enfin les techniques modernes puissent donner aux bandes cette qualité retrouvée !

« Billy The Mountain », comme « The Adventures of Greggery Peccary » plus tard, fait partie des narrations mythiques de Zappa. Sans divulgâcher l’histoire et pour aider les non-anglophones, il y est question d’une montagne qui, venant de toucher les royalties des cartes postales la représentant, décide d’emmener sa petite amie en voyage à New-York via Las Vegas et des restaurants d’autoroute insalubres, ce qui ne va pas être bien vu par les autorités américaines puisque, non contente d’écraser les voitures, la montagne n’a pas fait son service militaire et Ethel, sa copine bosquet, est une militante communiste. On passera sur le rôle de Studebaker Hoch, mystérieux super-héros américain, dans ce qu’on peut sans problème qualifier de vaudeville... Et surtout d’une formidable occasion de sauter d’un thème à l’autre, d’un genre à l’autre dans un joyeux bazar organisé qui tutoie les sommets. Et pas que ceux de Billy.

Cette folie ne doit pas tout à la musique de Zappa. Les chanteurs des Turtles, Howard Kaylan et Mark Volman - surnommés Flo and Eddie parce que leur noms, liés aux Turtles ne pouvaient pas être utilisés sur scène du fait d’un contrat passé avec un producteur - ont largement leur part dans cette folie. À leur propos, Guy Darol dans Zappa de Z à A, mais aussi dans sa biographie, raconte à quel point le duo était fan de Zappa et a longtemps fait du rentre-dedans au guitariste pour entrer dans le line-up : il en résultera des enregistrements fascinants de leur succès avec les Turtles, « Happy Together », qui ponctuait souvent une longue mise en scène sur la rencontre d’un groupe avec des groupies. C’est surtout le témoignage d’un gigantesque barnum scénique que le coffret nous offre et donne à la prestation du Fillmore East ses lettres de noblesse : « Happy Together » clôt le show du 6 juillet 1971, avant un rappel qui verra débarquer John Lennon et Yoko Ono sur scène pour un happening puissant.

Ce moment était déjà présent sur Playground Psychotics, sorti en 1992, mais la qualité n’était pas satisfaisante : une copie de secours en 2 pistes, loin des 16 pistes du Fillmore. Il est ici pleinement utilisé en 16 pistes, d’abord parce que la bande a été restituée par la fondation Lennon, qui en avait utilisé des bribes sur Some Time in New York City paru en 1972. Le résultat est avant tout anecdotique (voilà, Ono fait des vocalises sur « King Kong », le public est en transe quand arrive Lennon, il y a une sorte d’excitation générale perceptible, le groove généralisé de ce moment fait regretter sa fugacité) mais raconte beaucoup de chose de la force de frappe des Mothers de l’époque qui mettent littéralement le feu partout... y compris à Montreux.

On en arrive à la dernière partie de cette année 71 et à la fin assez tragique des Vaudeville Mothers. Le 4 décembre, Montreux brûle, ainsi que tout le matériel de l’orchestre. Le 10 décembre, ils se retrouvent donc avec de nouveaux instruments au Rainbow Theatre de Londres dans des conditions rocambolesques. Dans le coffret, l’entièreté du concert est consignée, notamment une version particulièrement nerveuse du faux doo-wop « Sharleena » qui prend ici des allures de combat, la musique va vite et cogne... Moins certes que cette fin de concert où Zappa frôlera la mort. Après avoir repris une chanson des Beatles, « I Want to Hold Your Hand » [4], il sera jeté au bas de la scène par Trevor Charles Howell, un spectateur mécontent. Il en résultera plusieurs mois de fauteuil roulant et la fin de ces Mothers (et une rancœur tenace envers Volman et Kaylan, partis sur d’autres tournées sans attendre sa convalescence), mais aussi du temps pour écrire Waka/Jawaka et The Grand Wazoo dans la douleur, au sens propre comme au figuré, au sortir, il y a cinquante ans, d’un année absolument hors norme.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 juin 2022

[1Pour des questions labyrinthiques de droits, essentiellement.

[2Question de droits, encore.

[3Le batteur des Who, NDLR.

[4On notera que pour un musicien qu’on a souvent catalogué comme hostile aux Beatles, il sont souvent présents...