Chronique

A Love Supreme Electric

A Love Supreme & Meditations

Vinny Golia (ts, bs, ss), John Hanrahan (dms), Henry Kaiser (g), Wayne Peet (Hammond B3, org), Mike Watt (elb) + Rakalam Bob Moses (perc).

Label / Distribution : Cuneiform Records/Orkhêstra

Voilà un disque très étonnant qui devrait attirer l’attention des amoureux (et de tous les exégètes) de la musique de John Coltrane : avec ses quelque 110 minutes de musique intense, soit un double CD gorgé de musique, il est à comprendre comme l’aboutissement d’un désir collectif dont le moins qu’on puisse dire, par-delà sa démesure, est qu’il se révèle à la fois ambitieux, électrique, expérimental et mystique. Imaginez un quintet nommé A Love Supreme Electric (on comprendra tout de suite de quoi il retourne), composé de sexagénaires – voire plus – et emmené par le guitariste et théoricien Henry Kaiser [1]. Tous porteurs d’une question originelle finalement assez simple, même si la réponse semble a priori périlleuse : que serait devenue la musique du saxophoniste si ce dernier n’était pas mort prématurément à l’âge de 40 ans ? Aurait-elle été la même si la maladie et la mort n’avaient pas rôdé autour de lui durant les deux dernières années de sa vie ? Le saxophoniste aurait-il poursuivi ses explorations, notamment en direction de la musique indienne ? Peut-on imaginer qu’il lui aurait imprimé un tournant plus électrique, à l’instar de Miles Davis dès la fin des années 60 ? Pour Henry Kaiser et ses partenaires, il ne s’agit donc pas de se demander comment définir la musique de Coltrane, mais plutôt de s’interroger : et si ? Ce qu’ils explicitent ainsi : « Et si les suites A Love Supreme et Meditations [2] n’étaient au bout du compte que les deux parties d’une seule expression d’un même état spirituel extatique ? »

Autour du guitariste, quatre aventuriers tout aussi emportés par la fièvre coltranienne : Vinny Golia est aux saxophones ténor, soprano & baryton ; John Hanrahan à la batterie, Wayne Peet à l’orgue, et Mike Watt à la contrebasse. Leur défi très ambitieux n’était pas sans risque, mais ils l’ont relevé avec brillance, puissance et humilité. John Coltrane, loin d’être trahi ou timidement cité, est ici transporté dans un univers aux confins du jazz, d’un rock aux accents psychédéliques et d’une expérimentation qui a parfois des allures de happening aux couleurs free.

Sobrement intitulé A Love Supreme & Meditations, l’album repose sur un principe simple : les cinq musiciens de A Love Supreme Electric ont pris le parti d’interpréter les deux œuvres dans leur intégralité et dans l’ordre exact des compositions, avec pour grand final une reprise des deux thèmes principaux. Tout bien considéré, cet enchaînement semble ici tellement naturel qu’on se demande même pourquoi personne n’avait jusqu’à présent pensé à une telle « mise en suite ». Publié chez Cuneiform Records, cet album irradié s’avère une réussite totale dans la mesure où le quintet parvient à se maintenir constamment en équilibre sur une ligne de crête brûlante, dans le plus grand respect de la musique de John Coltrane et de sa part d’intériorité mystique. Tout en déclinant ses propres visions, avec à certains moments un sens assez bouleversant de la démesure. C’est une sorte de jaillissement, un feu d’artifice électrisé en particulier par les stridences de la guitare de Kaiser et par l’orgue planant de Wayne Peet – on pense à certains moments à l’hommage rendu par John McLaughlin et Carlos Santana au début en 1973 sur l’album Love, Devotion, Surrender – avec des temps d’improvisation qui évoquent aussi le travail du Grateful Dead tel que le groupe californien savait le pratiquer longuement sur scène [3]. C’est là une influence revendiquée explicitement par Henry Kaiser et le batteur John Hanrahan, autre membre essentiel du quintet. Bonne nouvelle par ailleurs : le saxophone de Vinny Golia ne colle jamais aux basques de Coltrane, sa fougue et sa rondeur étant tout aussi héritières d’un musicien tel que Joe Henderson. Son approche réfute l’imitation et joue la carte du collectif, au cœur du dispositif incendiaire mis en place par les deux précités.

A Love Supreme & Meditations est un disque addictif, qu’on se le dise. Écouté à fort volume ou au casque, il s’offre comme une invitation à un grand voyage. Pour employer un terme pandémique en vogue, il est le variant du cri traversant de part en part la musique de celui qui, plus de 50 ans après sa mort, n’en finit pas de bouleverser notre perception du jazz et de toutes les musiques vibrantes.

par Denis Desassis // Publié le 7 février 2021
P.-S. :

[1Un musicien très actif dont on pourra apprécier les Weekly Solos disponibles sur YouTube.

[2Est-il besoin de rappeler ici que A Love Supreme et Meditations sont deux albums phares de John Coltrane, le premier enregistré en décembre 1964 et le second en novembre 1965, juste avant l’implosion de son quartet classique ? Deux enregistrements qui, sans doute, sont les plus emblématiques de sa quête spirituelle.

[3On pourra citer « Compassion », typique de cette parentèle, où la guitare d’Henry Kaiser devient la sœur jumelle de celle de Jerry Garcia, le leader du Grateful Dead.