Acoustic Lousadzak, « Even Eden »
Claude Tchamitchian, avec son Lousadzak, rappelle son questionnement : qu’est-ce qu’être humain aujourd’hui, « en ces temps de folie » ?
A travers le labyrinthe des rues piétonnes de Nanterre, on finit par dénicher la Maison de la Musique : discothèque, salles de cours, et une très grande salle de concert, qui change des locaux exigus habituellement assignés au jazz. Elle est cependant loin d’être remplie, dommage ! Les absents ne savent pas ce qu’ils manquent…
- Claude Tchamitchian © P. Audoux/Vues sur Scènes
Un tonnerre d’applaudissements salue l’entrée, sobre et « classe », des musiciens. Claude Tchamitchian, leader du Lousadzak, prononce quelques mots d’introduction qui rappellent sa démarche, une réflexion sur ce que c’est qu’être humain aujourd’hui, « en ces temps de folie ». Avec lui, la cinquième mouture du Lousadzak, et première avec voix ! En effet, Elise Caron (également à la flûte traversière) est ici l’ « Ève » de l’Eden. Elle trône au milieu des hommes, les clarinettes d’un côté (Jean-Marc Foltz et Guillaume Humery à la clarinette basse), les violons de l’autre (Régis Huby et Guillaume Roy à l’alto). Devant eux, la batterie de Ramon Lopez et la contrebasse du chef d’orchestre ; à gauche Andy Emler au piano, à droite les guitares de Rémi Charmasson et Raymond Boni (qui jouera aussi de l’harmonica). Plus de cornet, de saxophones, de tuba : le Lousadzak quitte l’univers du « big band » pour entrer dans celui, plus intimiste, et peut-être plus propice à la transmission directe de l’émotion, de la musique de chambre.
Trois « Suites » s’enchaînent pendant deux heures, sans rappel. On est immédiatement plongé dans une atmosphère aux mille couleurs : blanc lumineux pour les moments d’ensemble, vert pour les nuances de clarinette, rose pâle ou bleu marine pour la voix, brun acajou pour la contrebasse… Dès le départ une énorme montée en tension (d’une dizaine de minutes) esquisse l’ambiance ; les musiciens se donnent à corps perdu dans le jeu, le public est suspendu à leurs doigts. Puis ce crescendo est brutalement interrompu, relayé par le doux chant de la flûte traversière. La succession de tutti et de duos renvoies à la succession ded styles : ici plutôt classique, là atmosphérique ou encore expérimental… Certaines sonorités évoquent la nature : Foltz pointe soudain son instrument vers le ciel et en tire des sons doux et mats, Emler tapote sa table d’harmonie, agite une feuille de papier au-dessus des cordes et laisse le vent faire son effet… La personnalité d’Elise Caron se dessine par contraste avec cette utilisation du matériau brut, à la voix comme à la flûte. Cette dernière sonne comme un rossignol au chant aigu et apporte de la légèreté à l’ensemble.
Les Suites « Ève », « And » et « Eden » semblent avoir été composées autour de la chanteuse, toujours présente, ne serait-ce qu’en filigrane. La formule « Acoustic » permet en effet d’accueillir des textes parlés et chantés et de ménager ainsi une place centrale à la voix. La formule « Human Songs » comportait déjà la voix de Médéric Collignon, mais instrumentalisée et relevant plus de l’acrobatie vocale. Elise Caron, au contraire, dit des textes sur la vie, des textes de vie. Ce qui n’empêche que sa voix se transforme à l’occasion pour émettre des sons graves et inarticulés rappelant les techniques de chants mongols ; elle devient alors soliste parmi les solistes. Chaque instrument dévoile sa personnalité à mesure que le jeu d’ensemble avance. C’est ainsi que les deux clarinettes se complètent : Foltz en tire des sons très « musique contemporaine » tandis qu’Humery joue de manière plus fluide sur des teintes plus cuivrées. Cette union d’individualités bois et cordes vogue subtilement entre instants d’ombre et de douceur - à une ou deux voix - et explosions lumineuses ; alors le violon chante, mélodieux, tout à coup les notes se précipitent, la batterie s’en mêle, la contrebasse aussi, et c’est l’euphorie ! On ne peut s’empêcher de sourire, presque de rire… C’est bouleversant.
- Elise Caron, Ramon Lopez © P. Audoux/Vues sur Scènes
Tout cela rythmé par la danse des ombres projetées au mur via des spots placés derrière l’orchestre. La baguette de Lopez s’élève sur le mur de droite, tandis qu’à gauche les archers s’agitent frénétiquement, comme en désordre, en urgence. L’ombre s’incarne tantôt dans la voix d’Elise, grave, tantôt dans les gémissements d’une clarinette renversée, mate ou criarde, voire les deux à la fois. La contrebasse respire la sérénité, mais un seconde après l’archet lui arrache hoquets, soubresauts et soupirs.
Etre humain aujourd’hui, n’est-ce pas être pris dans ce tiraillement, ce mélange d’urgence, de folie, presque d’hystérie, mais aussi de douceur, de sérénité, de plénitude peut-être ? Une dichotomie que reflète cette musique magnifique, toute d’ombre et de lumière.