Tribune

Alain Goraguer (1931-2023)

Hommage à l’un des plus grands arrangeurs de son époque.


Le nom d’Alain Goraguer est de ceux qui traversent les genres et les époques. Connu par les amateurs de jazz comme par ceux de chanson française, respecté par les connaisseurs des bandes originales de musique de films, le pianiste et chef d’orchestre a traversé la moitié du siècle passé et posé des jalons incontournables partout où il est passé. Surtout, il a révolutionné l’approche de la discipline où il était passé maître : l’arrangement, notamment aux côtés de Serge Gainsbourg. Installé sur la côte niçoise depuis son adolescence, il nous a quittés le 12 février, à l’âge de 91 ans.

De la rencontre avec Boris Vian au début des années 50 à sa collaboration avec Serge Gainsbourg dès le premier album de ce dernier, Du chant à la une, en 1958 en passant par la magnifique bande originale de La Planète Sauvage de René Laloux en 1973, on pense tout savoir de ce musicien de l’ombre qui a coloré la bande sonore des souvenirs de beaucoup d’entre nous. Jusque dans les plus inattendus, Alain Goraguer ayant composé de nombreux titres de musique fonctionnelle, comme le générique de Gym Tonic ou de quelques films oubliables , comme Blague dans le coin, un film de Maurice Labro avec Fernandel (1963) dont on aurait d’ailleurs tort de ne pas écouter la B.O. tant elle porte la patte Goraguer, marquée par le bop et la musique afro-cubaine, mais aussi par une culture classique évidente. On notera la proximité avec un de ses contemporains, également abonné aux musiques de film, Lalo Schifrin.

Comme pour nombre de ses collègues compositeur·trice·s, la vie n’est pas toujours facile et, pour joindre les deux bouts, il faut accepter toutes les propositions. Aussi, souvent sous le pseudonyme de Paul Vernon, le compositeur Alain Goraguer a réalisé dans les années 70 de nombreuses musiques pour des scènes explicites de films aux noms imagés : Sarabande Porno, Le retour des veuves, Croisières pour couples en chaleur, Infirmières à tout faire, Le droit de cuissage, etc… Indépendamment du support audiovisuel, il reste ces musiques suaves et pop, matinées de funk et de soul qui, aujourd’hui, s’écoutent sans l’image. On en trouve une grande quantité sur internet mais les meilleures sont celles rééditées par la société Les Disques de Culte et la paire de producteurs Aurélien Bacot et Guillaume Le Disez qui proposent, en vinyles, des compilations léchées, dont Alain Goraguer : musique classée X.

Le travail avec Vian reste le fait marquant de sa jeune carrière, même si à cette époque on le retrouve aussi, sous pseudonyme, aux côtés de Ferrat ou de France Gall. Sa collaboration avec l’écrivain commence par de nombreuses chansons (« La Java des bombes atomiques »). Il signe même la musique de J’irai cracher sur vos tombes. Il marquera son époque en participant notamment au culte Rock’n’Roll : Naissance d’un nouveau rythme en France où l’on peut entendre l’une de ses plus belles mélodies « Nous avions vingt ans », chanté par Magali Noël et tiré du film Nos tendres années. C’est dans le récent coffret de Frémeaux et associés qu’on trouvera sur cette période la documentation la plus exhaustive, témoin de la diversité de ses collaborations. La grande affaire de Goraguer reste tout de même la première partie de la carrière de Gainsbourg : sa connaissance profonde du jazz et des musiques du monde lui permettra d’orienter Gainsbourg vers des mélodies écrites par des musiciens africains dans Gainsbourg Percussions en 1964. Ce fut le cas du percussionniste nigérian Babatunde Olatunji (« New-York USA »). Jusque dans les années 2000, il participera à la conception de disques, y compris pour des musiciens se revendiquant du rap comme Abd al Malik.

Si la matrice d’Alain Goraguer a toujours été le jazz, c’est sans doute dans les albums sous son nom, et au piano, que cet amour s’est le mieux exprimé. On réécoutera avec une pointe de nostalgie Go-Go-Goraguer, trio avec le batteur Christian Garros et le contrebassiste Paul Rovère. Goraguer y ouvre son coeur, entre révérence à Ellington et science de l’arrangement de bluettes françaises qui seraient peut-être devenues standards si elles n’avaient pas été écrites par Jean Nohain (« Demain je dors jusqu’à midi »). Dans ce titre, où Garros tient une rythmique des plus propres, le piano va chercher dans ses basses l’occasion de danser. C’est ce qu’il faudra retenir de Goraguer avant tout, au-delà de morceaux de bravoure comme Strip-Tease avec Gainsbourg et Nico du Velvet Underground : sa volonté de faire danser et de donner du mouvement. Le mouvement, l’acte fondateur de cet enfant du cinéma qui laisse un patrimoine universel.