Scènes

Alexandra Grimal au Duc des Lombards

La jeune saxophoniste Alexandra Grimal se produisait à la tête d’un trio hors norme le 12 août au Duc des Lombards (Paris) pour un concert qui ne l’était pas moins.


Depuis qu’elle est revenue s’installer à Paris, il y a deux ans, après ses études au Conservatoire royal de La Haye, Alexandra Grimal joue régulièrement à La Fontaine, un club alternatif du Xè Arrondissement qui a permis à toute une nouvelle génération de musiciens de se faire connaître ces dernières années. Issus de ce vivier, Yaron Herman, Géraldine Laurent ou encore Sophie Alour ont depuis rejoint les scènes plus installées et font désormais partie des musiciens « qu’il faut avoir vus » dans le petit monde du jazz hexagonal.

L’hexagone, ce n’est pas la préoccupation première d’Alexandra Grimal. Elle aime à jouer avec des musiciens fort différents, dans des contextes variés - acoustique ou électrique, jazz ou rock, en fonction de l’humeur du moment - et parcourt donc l’Europe afin de multiplier rencontres et expériences. Pour ce concert au Duc des Lombards, elle se présente ainsi à la tête d’un trio dont les deux autres membres viennent de Belgique : Dré Pallemaerts, qu’on ne présente plus, à la batterie, et Jozef Dumoulin au Fender Rhodes préparé.

La présence de Jozef Dumoulin et de son clavier surmonté de plusieurs boîtes d’effets est ce qui frappe de prime abord - et ce qui caractérise en premier lieu la musique de ce groupe. Son jeu peu orthodoxe le rapproche de l’utilisation à contre-courant que faisait Keith Jarrett des claviers électriques dans le groupe de Miles Davis au début des années 70. On est loin de l’ornementation « groovy » où est trop souvent cantonné le Rhodes. Ce qui frappe d’emblée dans sa manière d’aborder l’instrument, c’est le placement spécial de la main gauche, qui s’active la plupart du temps dans l’octave la plus grave du clavier. Le mouvement perpétuel de ses doigts, comme un chapelet impressionniste, donne une impression de densité sonore proche de ce que l’on peut trouver dans certains genres de musiques électroniques comme l’« illbient ». L’utilisation des effets qui déforment les sons produits par le clavier accentue d’ailleurs ce jeu basé sur le contraste entre le malaise provoqué par les dissonances et la langueur du flux continu issu du mouvement des doigts.

En contrepoint de cet élément d’ambiance indispensable à la définition de l’atmosphère musicale du trio, la main droite du claviériste fait preuve de vivacité, égrenant dans un mouvement perpétuel très aquatique des notes formant des lignes mélodiques qui empruntent au rock sa simplicité et son engagement. L’enveloppe sonore ainsi obtenue fait penser à une eau trouble sur laquelle les deux autres membres du trio se font un plaisir de danser en équilibre instable.

Face au jeu particulièrement mouvant de Jozef Dumoulin, Dré Pallemaerts est là pour assurer l’ancrage rythmique du groupe. Mais ce serait mal le connaître que de penser qu’il se contente de ce rôle. Avec sa frappe nette, sèche et sans esbrouffe inutile, il se fait un plaisir de varier les approches, alternant binaire dans les morceaux à l’énergie rock et ternaire dans les passages empruntant à la tradition post-bop, mais passant parfois de l’un à l’autre au cours d’un même morceau - les développement sont, il est vrai, rarement linéaires. Dré Pallemaerts retrouve même des échos de Joey Baron dans cette manière de passer instantanément d’un genre à l’autre, de réagir au quart de tour aux idées injectées par les deux autres, et de marier en un même élan la puissance expressive du rock et de délicates phrases à mains nues sur ses peaux.

Avec cette assise d’une richesse inhabituelle, Alexandra Grimal - au ténor tout au long du concert - peut se laisser aller à développer son jeu dans les différentes directions qui semblent l’intéresser. Le matériau de base du concert est fort divers : on y trouve des standards, joués plus ou moins « straight », des compositions allant du post-bop à de furieuses explosions free-rock, proche de ce qu’un esprit punk pourrait faire du jazz moderne, mais aussi une utilisation du silence assez rare chez les jeunes musiciens.

Cela peut paraître paradoxal vue la densité et la richesse du concert, mais l’attitude de la saxophoniste par rapport à ses partenaires, à la respiration de l’ensemble, aux silences qu’elle s’impose, n’est pas pour rien dans la réussite de cette soirée. On sent en effet constamment un souci de ne pas trop en dire, de ne jouer que ce qui est nécessaire, de maintenir une respiration au sein de la musique qui permette au public de suivre - avec un intérêt toujours renouvelé, car régulièrement surpris - le discours du trio. A de nombreuses reprises, Grimal s’arrête ainsi de jouer de longues minutes, se laissant porter par le « groove sale » déployé par ses acolytes, privilégiant l’écoute sur la volonté de mener le propos - sans doute afin d’avoir des choses plus intéressantes à jouer quand elle sent pointer le désir de reprendre le bec de son saxophone.

Son jeu lui-même emprunte à différents registres. On sent tout de suite une grande écoute du Wayne Shorter des années 60 et du second quintet de Miles Davis, qui se répercute dans son approche de l’instrument. Un son ample, qui se fait facilement enveloppant, avec toujours à l’esprit la nécessité de se situer sur la brèche entre formes abstraites et repères hérités du bop. On parlait à l’époque de « free bop », et le terme n’est dans ce cadre-là pas galvaudé.

Mais Grimal introduit également des éléments plus contemporains dans son jeu, issus de l’approche transgenre développée par certains musiciens de la « Downtown Scene » new-yorkaise. On pense ainsi à Chris Speed quand elle se lance dans de longs unissons mi-plaintifs mi-planants, entrecoupés de très rapides phrases bop qui tiennent sur quelques notes. Cet héritage mixte se reflète dans un gros travail sur la texture du son et son agencement avec celui de ses sidemen. La complémentarité toujours recherchée avec les dissonances de Jozef Dumoulin - afin de jouer sur la beauté des contrastes - est d’ailleurs une des réussites de ce concert. La complémentarité avec Pallemaerts n’est pas en reste, comme en ont superbement témoigné deux duos saxophone-batterie à la dimension porteuse proche du vocabulaire coltranien.

En trois sets pleins - le public étant resté relativement nombreux jusqu’à deux heures du matin -, Alexandra Grimal, Jozef Dumoulin et Dré Pallemaerts ont frappé un grand coup. S’ils jouent ensemble depuis quelques années, on imagine sans mal qu’ils n’en sont encore qu’au début d’une aventure passionnante qui pourrait bien devenir aussi importante - si l’expérience se poursuit - que les trios majeurs de notre temps : on pense à Big Satan ou Ellery Eskelin/Andrea Parkins/Jim Black. Et on attend donc avec impatience les prochaines étapes.