Scènes

André 3000 et sa flûte enchantée.

Quand la Gaîté Lyrique reçoit l’André 3000


André 3000 © Alexandre Fumeron/Afterdepth

Cela faisait plusieurs années que je n’avais pas mis les pieds à la Gaîté Lyrique. Il fallait bien un événement tel que le premier concert d’André 3000 à Paris depuis 2014 pour redécouvrir ce lieu à l’allure grunge et underground. 


André 3000 est une légende, un mythe du hip-hop. Je me refuse d’ailleurs de débattre avec qui que ce soit à ce sujet. De son vrai nom André Benjamin, il débute sa carrière au début des années 90 avec la Dungeon Family. Un collectif de musiciens originaires d’Atlanta qui ont développé un style de hip-hop enraciné dans la funk et la soul. Tout a commencé dans la cave de la mère de Rico Wade. Un nom qui ne vous dit peut-être rien mais qui, dans le monde du hip-hop, pourrait être comparable à un Quincy Jones. Cette cave humide aux airs de squat devient un véritable laboratoire d’expérimentation musicale d’où va émerger le légendaire trio de producteurs Organized Noise composé de Rico Wade, Sleepy Brown et Ray Murray. Ces trois architectes sonores sont à l’origine des plus grands hits du hip-hop américain et ont découvert des artistes emblématiques comme TLC, Future, Cee-Lo Green, J. Cole, Ludacris, Nupsey Hussle, Brandy et bien évidemment The Outkast composé des rappeurs Big Boy et André 3000. Le duo se connaît depuis le lycée et commence sérieusement la musique avec la Dungeon Family qui leur permet, à travers l’expérimentation des genres, de trouver un son distinctif.

Leur premier album Southernplayalisticadillacmuzik est un véritable ovni lors de sa sortie en 1994. Original et singulier, l’album mêle musique psychédélique, R&B, funk et soul imbibés d’une esthétique de PIMP. À l’époque, il contraste avec le gangsta rap populaire de Notorious B.I.G., Nas ou M.O.P. 
The Outkast - en particulier André 3000 - accorde une attention toute particulière au son à travers une approche très expérimentale créant un univers musical liminal. Chacun de leurs albums explore et incarne une partie de leur identité musicale. Leur discographie incroyablement riche traverse divers univers musicaux : du dub avec « SpottieOttieDopaliscious » sur l’album Aquemini, aux chœurs gospel omniprésents sur Atliens, en passant par la drum & bass avec « B.O.B. », la pop avec « Hey Ya ! » sur Speakerboxxx/The Love Below, sans oublier le blues avec « Idlewild Blue » sur l’album Idlewild. Puis soudainement en 2007, plus rien. Silence radio. Le groupe ne donne plus de nouvelles. André 3000 produit et collabore de temps à autre avec des artistes tels que Franck Ocean, Beyoncé, Gorillaz, NERD, James Blake ou encore Jay Z, mais aucun album en vue. Même pas un single ou un EP. Le groupe revient sur scène pour ses 20 ans en 2014 et écume quelques scènes pour le plaisir des fans. Puis c’est de nouveau le silence.

André 3000 © Alexandre Fumeron/Afterdepth

Le 10 novembre 2023, une pastille apparaît sur mon téléphone, m’annonçant la sortie d’un album d’André 3000. Je pense d’abord à une blague. Puis, comme la bonne représentante de la génération Y que je suis, je m’en vais sur les réseaux et découvre avec stupéfaction qu’André 3000 publie quelques jours plus tard son premier projet solo New Blue Sun. Une annonce discrète sur son compte Instagram et diffusée sur les plateformes de streaming aux abonnés de l’artiste. La presse s’enflamme et s’attend à l’album de hip-hop de la décennie… et c’est raté ! Le rappeur a échangé sa plume contre une flûte.

Il découvre la flûte un peu au hasard après s’être frotté à d’autres instruments. Au-delà du son, c’est avant tout la facilité de transport et d’utilisation de l’instrument qui lui plaît. À mesure qu’il approfondit ses recherches, il découvre qu’il existe autant de flûtes que de cultures, et devient un passionné ainsi qu’un collectionneur. Il se rapproche alors du maître artisan flûtiste Guillermo Martínez afin de confectionner ses propres instruments. Bien qu’il n’aime pas se cantonner à un type de flûte en particulier, dans une interview avec le batteur Quest Love, le musicien ne cache pas porter une affection toute particulière à la double flûte. 
Entièrement autodidacte, il joue de façon complètement spontanée. Sans aucune connaissance solfégique, il fait confiance à son ressenti corporel et à sa mémoire. C’est en rencontrant le batteur Carlos Niño dans une épicerie californienne qu’il commence à s’enregistrer. Cette fois-ci ce n’est pas dans une cave, mais dans un garage. Également producteur, Carlos Niño travaille avec un éventail d’artistes de jazz qui, tout comme lui, intègrent et mélangent les genres afin de créer des environnements ou des ambiances musicales qui touchent au spirituel. Une musique souvent décrite comme calme et éthérée, idéale pour la méditation ou la relaxation. Valorisant l’interaction, l’immersion et les œuvres collaboratives, il est à l’origine de divers collectifs et projets réunissant des instrumentistes de tout horizon. Grâce à lui, André 3000 se retrouve entouré de musiciens de jazz d’avant-garde qui revendiquent fusion et spiritualité musicale tels que Surya Botofasina (p) - fils d’Alice Coltrane Swamini Turiyasangitananda - Nate Mercereau (g, synt) et Deantoni Parks (d). Ensemble, ils créent New Blue Sun. Un univers spirituel et méditatif qui se raccorde au jazz par son imprévisibilité et son audace. Une musique qui incite à l’introspection et à un voyage spirituel. Les noms énigmatiques des morceaux ont des airs de haïkus. À l’exception peut-être du premier titre (« I Swear, I really Wanted To Make A « Rap » Album But This Is Literally The Way The Wind Blew Me This Time ») qui sonne comme un aveu ou une justification anticipant la déception de ses fans. Cet album rappelle d’ailleurs à bien des égards Inside The Taj Mahal de Paul Horn ou plus récemment Afrikan Culture de Shabaka Hutchings. Une musique aux airs de sonothérapie, une expérience sonore que j’avais hâte de découvrir en live.

André 3000 © Alexandre Fumeron/Afterdepth

C’est dans la grande salle de la Gaîté Lyrique que se déroule le concert. Un choix discutable vu le type de musique. Une salle assise avec une jauge réduite et plus intimiste aurait été plus judicieuse. D’autant qu’au premier coup d’œil, il est évident que beaucoup d’auditeurs sont principalement présents pour voir la légende du hip hop et non le flûtiste de jazz. Une annonce de bienvenue se fait soudain entendre, indiquant le début de l’expérience New Blue Sun. Accompagné de ses musiciens, André 3000 entre sur scène caché par une fumée opaque mais acclamé par la foule. Charismatique, les yeux fermés et la tête relevée vers le ciel, il médite pendant plusieurs minutes alors qu’un son ambiant commence à prendre possession de l’espace. Les autres musiciens s’activent. Se mêlent aux synthés quelques percussions donnant l’impression de se retrouver dans une forêt en train de s’éveiller. Le public semble perplexe face à cette musique minimaliste, primitive, presque archétypale. Les musiciens prennent leur temps afin de développer un paysage sonore en constante évolution, créant ainsi une musique similaire à un écosystème où chaque musicien impacte le jeu de l’autre en temps réel. La musique joue avec les attentes de l’auditeur en créant une sensation de montée continue ou de tension prolongée. Ils parviennent ainsi à maintenir l’anticipation et l’engagement du public en utilisant des progressions harmoniques ou rythmiques qui suggèrent une résolution imminente, mais ne se concrétisent pas immédiatement. Hypnotisé, le public ne réagit que lors des changements de volumes sonores. Les séquences mélodiques répétitives créent une base solide permettant à tous les musiciens de pouvoir improviser librement. Le concert est totalement improvisé. Comme l’explique André 3000 - après un premier acte de 45 minutes - les musiciens tentent de capturer l’instant présent à travers leur musique. Ils refusent de savoir ce qu’il vont jouer sur scène et préfèrent utiliser l’énergie que leur procure le public. C’est de cette énergie que se nourrit leur musique. André 3000 passe d’une flûte à l’autre, interprétant de façon totalement intuitive des sons aux airs de mantras. Chaque phase de ce jazz ambiant, presque atmosphérique, est embellie par des jeux de lumières et d’éclairage qui favorisent l’immersion. Lente et évolutive, cette musique frôle parfois le bruitisme, rappelant le travail de Nicole Mitchell sur l’album Medusae.

En s’entourant de quatre musiciens parmi les plus intéressants et atypiques de la scène jazz californienne, André 3000 parvient une nouvelle fois à surprendre. On peut comprendre la déception de celles et ceux qui étaient venus écouter le rappeur, mais personne n’est resté de marbre face à expérience musicale. Pareil à un voyage astral ou un massage sonore, le lâcher-prise était de mise afin de pouvoir apprécier l’intensité et la poésie de cette performance.