Chronique

Anthony Braxton / Joëlle Léandre

Duo (Heidelberg Loppem) 2007

La pochette a de quoi dérouter. Une œuvre de l’artiste « anticonformiste » russe Sergeï Kovalsky, à mi-chemin entre mièvrerie populaire et diablerie facétieuse, et par-dessus, à la va-comme-je-te-pousse, sans effort de composition apparent, les deux noms des musiciens et le titre.

L’affiche a de quoi intimider. Deux des plus grands noms de l’improvisation contemporaine en duo sur un double CD, voilà qui pourrait inspirer une admiration anticipée mêlée de crainte révérencielle, tant la chose a des airs de rencontre au sommet. Les notes de pochette en remettent une couche : l’éminent Stuart Broomer [1] ne lésine pas sur la formule, dans un style certes joueur, mais très professoral.

Donc, selon toute probabilité, vous entamez le présent CD avec le sentiment d’aborder aux rives d’un très sérieux chef-d’œuvre. L’oreille un brin compassée. Le sourcil prudent.

Et voici qu’au bout de deux minutes trente, vous éclatez de rire. Cinq minutes et vingt-neuf secondes, si vous êtes vraiment dur à la détente. Car les deux monstres sacrés jouent. Dans tous les sens du terme. Ils ne sont pas là pour s’emm…, oh pardon.

Dès la deuxième minute, les idées fusent. Une toutes les trente secondes au début, toutes les dix secondes en vitesse de croisière. Citations plus ou moins cocasses, virtuosités en tous genres, bifurcations, contre-pieds, les images musicales se succèdent comme derrière la vitre d’un TGV les plaines, les villes et les vaches. Anthony Braxton envoie un bout de standard jazz, Joëlle Léandre le rattrape à la volée, se fend et smashe, le sax monte au filet et tente un lob que la contrebasse intercepte et renvoie sous la forme d’une chanson enfantine. Même s’il nous manque la vue, même si nous n’avons pas la chaleur, le souffle des instrumentistes, il faudrait être sourd pour ne pas sentir, dans cette restitution intégrale d’un concert d’une heure quinze, combien Léandre et Braxton s’entendent.

Ne cherchez pas à quoi ils marchent : c’est au plaisir. Plaisir de jouer, de fracasser les barrières stylistiques, les choses qui se font et ne se font pas, les révoltes convenues, les académismes post-révolutionnaires. Plaisir de se sentir bouillonner comme deux marmites musicales qui mitonnent ensemble un plat unique. Enfin, unique, on aimerait bien qu’il ne le reste pas. A quand un nouveau duo en France ?

par Diane Gastellu // Publié le 26 avril 2010

[1Chroniqueur publié par tout ce que la presse jazz nord-américaine compte d’organes, professeur d’histoire du jazz à l’Université de Toronto…