Chronique

Aria Primitiva

Sleep No More

Thierry Zaboïtzeff (elb, cello, voc, elec), Nadia Ratsimandresy (kb, ondes Martenot), Cécile Thévenot (kb, elec).

Label / Distribution : WTPL Music

Ceci n’est pas une chronique. Plutôt une manière de déclaration d’amour envers un musicien sur la brèche depuis tant d’années qu’il semble grand temps d’en souligner ici en quelques lignes la personnalité exceptionnelle et l’engagement dans un processus créatif qui n’appartient qu’à lui. Et qu’on n’est pas obligé de raccorder au cercle du jazz, si tant est qu’une telle classification ait du sens lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un univers qu’on ne saurait assimiler à aucun autre.

Thierry Zaboïtzeff, bassiste, violoncelliste, compositeur, chanteur, inventeur et bien d’autres qualificatifs. Tel est le nom de ce musicien explorateur.

Les plus anciens d’entre nous ne peuvent avoir oublié le groupe Art Zoyd, fondé à la fin des années 60 avec son compagnon de route, le regretté Gérard Hourbette, disparu il y a peu. Les beautés de cette formation hâtivement rangée dans la catégorie « rock progressif » étaient sombres, convulsives, comme peuvent le laisser deviner certains titres de ses albums : Symphonie pour le jour où brûleront les cités, Génération sans futur, Le Mariage du ciel et de l’enfer ou bien encore Les Espaces inquiets. Certains voulaient rapprocher le groupe de la sphère Magma, à tort selon nous. Art Zoyd créait certes une autre musique de la traversée des grands espaces, mais de nature et d’origine bien différentes, entre ombre et lumière, d’où pouvaient surgir des voix venues des profondeurs, s’exprimant parfois dans un langage venu d’ailleurs. Celle de Thierry Zaboïtzeff justement. Art Zoyd n’envisageait pas la possibilité d’un autre monde : il avait assez à faire avec le constat trop souvent désespérant de l’état du nôtre.

Les chemins des deux musiciens se sont séparés à la fin des années 90, Gérard Hourbette poursuivant l’aventure Art Zoyd dans un registre plus électronique, et donnant vie aussi à son propre studio de création musicale à Valenciennes, où pourront travailler de nombreux compositeurs adeptes de la recherche musicale, sans oublier chez lui un important travail de nature pédagogique. Jusqu’à sa mort en mai 2018. Mais Art Zoyd, devenu centre de création musicale, continue de vivre grâce à Monique Hourbette-Vialadieu, son épouse et veuve.

De son côté, Thierry Zaboïtzeff s’est avéré hyperactif. On le retrouvera impliqué dans différents projets avec des metteurs en scène ou des chorégraphes. Il formera le groupe Zaboïtzeff & Crew, s’illustrant notamment avec une Missa Furiosa unissant techno et chant lyrique ainsi qu’avec un hommage à Jules Verne, Voyage au centre de la Terre. Concerts solo, danse, cinéma, théâtre et au total une petite vingtaine d’albums au cours de la période 1997-2016. De quoi satisfaire bien des appétits en manque de l’énergie si particulière des premières années d’Art Zoyd.

Et voici que paraît un trio, Aria Primitiva, et son disque Sleep No More dont on avait pu découvrir les couleurs tourmentées l’an passé à l’occasion de la sortie d’un EP composé de trois titres qu’on retrouve sur l’album. Aria Primitiva, c’est un autre projet indéfinissable aux confins de la musique électronique, de la musique contemporaine et du rock symphonique ; un autre nouveau monde, qui semble ne jamais connaître l’espoir d’un apaisement. La pulsion typique du bassiste est toujours là, comme un cœur arythmique en plein effort. Une voix caverneuse rugit dans la pénombre, elle semble venue d’outre-tombe, on la reconnaît entre mille à défaut de comprendre le sens de ses mots. Les explorations sonores parsemées de zébrures électriques des cordes et d’effets électroniques restent au centre des passions du bassiste, toujours aussi prompt à scruter les moindres recoins de sa caverne musicale et de toute sa part d’inconnu. Avec lui, deux musiciennes aux commandes de leurs claviers hypnotiques, Nadia Ratsimandresy et Cécile Thévenot, dont la présence solaire est le contrepoint de celle, très terrienne, du leader. Les Ondes Martenot de la première font merveille, qui éclairent de leur sonorité mutine et évanescente les ombres de la basse et la convulsion sous-jacente des compositions. Sleep No More est de ces disques qu’on écoute en retenant son souffle.

Cerise sur le gâteau de cette réussite, la chanson « Helden », soit la reprise en allemand du « Heroes » de David Bowie. Elle s’affirme d’emblée comme l’une des adaptations les plus intrigantes de ce succès planétaire et ce faisant, se révèle en adéquation parfaite avec l’esthétique sonore imprimée par le Thin White Duke et la guitare envoûtée de Robert Fripp. Ajoutée à la composition titre « Sleep No More », Aria Primitiva tient là deux hits ténébreux en puissance. Mais dans un autre monde que le nôtre, sans doute, qui laisserait sa chance au mystère.

Thierry Zaboïtzeff , parfaitement épaulé, semble vouloir nous dire qu’il est là, et bien là. Sleep No More le prouve, c’est une évidence.

par Denis Desassis // Publié le 16 juin 2019
P.-S. :

Aria Primitiva live à Salzbourg, le 2 novembre 2018