Aruán Ortiz
Conversation fractale autour du piano
Aruan Ortiz par Gérard Tissier
Aruán Ortiz, brillant pianiste new-yorkais d’origine cubaine, nous a accordé un entretien lors de son passage au Moulin à Jazz à Vitrolles (13), le 7 octobre 2017, dans le cadre de sa tournée avec le trio Hidden Voices (avec Gerald Cleaver à la batterie et John Hébert à la contrebasse).
Né à Cuba en 1973, installé à Brooklyn depuis plusieurs années, Aruán Ortiz collectionne les prix outre-Atlantique, où il a rapidement réussi à s’imposer comme un leader prometteur. Il nous livre ici quelques secrets de son art du jazz, quelque part entre cubiste et cubain - et vice-versa !
- Aruan Ortiz. Photo Gérard Tissier
- Aruan Ortiz au Moulin à Jazz
- Vous dites que l’architecture peut influer sur votre travail de création…
Oui c’est vrai, mais pas que l’architecture. L’art abstrait aussi m’inspire, ne serait-ce que par la notion de fractale, qui peut s’appliquer à des grandes formes ou des petites formes. J’aime aussi la façon dont on peut organiser ou réorganiser numériquement des idées par ce biais. Les concepts de réfraction, de forme m’attirent… surtout la forme de l’arc concernant la composition et l’improvisation. La notion d’équilibre aussi est essentielle pour moi, pas seulement dans le jazz mais aussi dans mon écriture en musique de chambre, en cinéma ou encore pour le ballet. Je garde ça à l’esprit quand j’écris pour des ensembles de vents ou de cordes, et actuellement dans mes créations pour ensembles de percussions.
- Est-ce lié à vos origines cubaines, à votre parcours originel dans les musiques latines ?
Pas seulement ! Cela a principalement à voir avec la curiosité. C’est vrai que ma source c’est la musique cubaine, ou plus généralement le folklore. J’entends par là la compréhension de petites cellules rythmiques ou mélodiques, et la façon dont je peux construire des variations, générer de nouvelles écritures. J’en retire l’essence certes, mais il y a d’autres éléments aussi qui alimentent mes compositions car j’absorbe délibérément beaucoup de sons, comme m’a appris à le faire Muhal Richard Abrams. J’ai aussi fait un parcours d’apprentissage en écriture pour ensemble classique et ça me sert dans toutes mes occasions musicales. Je ne me catalogue pas : je suis simplement un créateur.
Je suis simplement un créateur
- Il y a quand même cette version surprenante de « Skippy » de Monk. Qu’est-ce qui vous attire dans l’œuvre de Monk ?
Je me suis toujours senti très proche de l’œuvre de Monk. L’amplitude, l’espace chez lui m’attirent constamment, ainsi que sa façon de travailler. C’est très intéressant de ré-harmoniser l’œuvre de Monk en prenant appui sur les septièmes mineures et sur les tritons surtout. J’ai toujours eu la sensation que ce qui était dominant, pour lui, c’est justement le triton plus que la septième de dominante.
Par exemple, à partir d’un Si bémol on peut se diriger vers un Mi. Il me semble qu’ainsi il a créé une sorte de toile d’araignée. « Skippy » pour ça est très intéressant parce que ce n’est ni plus ni moins que « Tea For Two » : Monk a ré-harmonisé ce standard à travers les tritons en mobilisant la seconde note de l’accord de substitution, créant tout un mouvement en demi-tons. Et il a posé une mélodie sur cette ré-harmonisation, donnant ce morceau !
- Quelle est la part du swing dans votre travail de création ?
En réalité, je suis plus dans le ressenti que dans la recherche d’un « chabada » dans mon phrasé. Il en va de même pour l’usage d’une clave latine. Si je pense trop à l’un ou à l’autre, je me sens enfermé dans un contexte. Je cherche plutôt à me libérer quant au son, à la texture, au rythme. Un peu comme Ornette Coleman ou Don Cherry quant à leur angularité : eux, ils visent les sommets. Monk aussi visait cette forme d’angularité à partir des œuvres de Duke Ellington ou de James P. Johnson, du piano stride. Mais il avait atteint un tel niveau d’intégration de ces sources qu’il ne pouvait pas se contenter d’être une simple reproduction de ce qui le nourrissait. Moi aussi le piano stride me nourrit d’ailleurs !
- Vous sortez justement un album en piano solo…
Oui, ça s’appelle « Cub(an)ism », en référence au courant artistique du cubisme cubain. Ce n’était d’ailleurs pas qu’un courant des arts plastiques comme dans les œuvres de Wilfredo Lam, puisque cette tendance se retrouve aussi bien dans le travail littéraire d’un Alejo Carpentier que dans la composition musicale classique d’un Laureano Fuentes. Et oui, j’essaye d’en semer des bouts dans mon travail en trio avec John Hébert et Gerald Cleaver !
Car il n’y a pas de leader dans ce trio : on est tous des boss !