Scènes

Attica Blues, l’éternel retour

Un esprit révolutionnaire a soufflé sur l’Alcazar, à Marseille, en juillet dernier : un parterre d’intervenants représentatifs du jazz insurrectionnel était convié à débattre autour d’« Attica Blues », l’immense disque soul/free d’Archie Shepp en hommage aux insurgés massacrés à la prison d’Attica sur ordre du gouverneur Rockefeller en 1971.


La BMVR (Bibliothèque de Marseille à Vocation Régionale) Alcazar, à Marseille, est sans conteste l’un des hot spots du Festival Jazz des Cinq Continents. En effet, si les propositions musicales de cet événement estival ne dérogent guère à la programmation établie par les grands opérateurs de l’Hexagone (Vienne, Marciac, Nice, Antibes…), l’implication des documentalistes musicologues de la médiathèque phocéenne, François Billard en tête, lui donne une légitimité éducative et historique. Chaque année, Alcajazz propose des rendez-vous estivaux jazzifiants. Pour « La contrebasse dans le jazz », par exemple, rien moins que Ron Carter venu planter des clous sur un blues en si bémol aux côtés d’un Bernard Abeille présentant la quatre cordes comme « l’instrument de la Révolution » !

C’est justement un esprit révolutionnaire qui a soufflé sur l’Alcazar, lorsque, au mois de juillet dernier, un parterre d’intervenants des plus représentatifs d’un jazz insurrectionnel se vit convier à débattre autour d’Attica Blues, l’immense opus soul-free d’Archie Shepp en hommage aux insurgés massacrés à la prison d’Attica, sur ordre du gouverneur Rockefeller, en 1971.

Archie Shepp, © F. Journo

Dans Une histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn écrit : « Le 9 septembre 1971, après une série de conflits entre prisonniers et gardiens, quelques prisonniers réussirent à sortir de leur baraquement et investirent l’une des quatre cours de la prison, prenant quarante gardiens en otage. Au cours des cinq jours suivants, les prisonniers retranchés dans cette cour formèrent une étrange communauté. Un groupe d’observateurs extérieurs fut invité par les prisonniers. Parmi eux se trouvait Tom Wicker, journaliste au New York Times. Il écrivit ensuite dans A Time To Die : « L’harmonie raciale qui régnait parmi les prisonniers était parfaitement stupéfiante. (…) Cette cour de prison est le premier endroit que j’aie jamais vu où il n’y eut aucun racisme ». Un détenu noir déclara également plus tard : « Je ne pensais vraiment pas que les Blancs s’y feraient (…) Mais j’ai du mal à dire à quoi cette cour ressemblait. J’ai pleuré à l’idée que nous étions si proches. Tous unis. »

Au bout de cinq jours, l’État perdit toute patience. Le gouverneur Nelson Rockefeller approuva l’idée d’une opération militaire contre la prison [1]. La garde nationale, les gardiens de la prison et la police locale se livrèrent, armés de fusils automatiques, de carabines et de mitraillettes, à une attaque en règle des prisonniers désarmés, faisant trente et un morts. Les premières informations livrées à la presse par les autorités carcérales prétendaient que neuf gardiens retenus en otages avaient été égorgés par les prisonniers pendant l’assaut. Les autopsies officielles démontrèrent immédiatement qu’il s’agissait d’un pur mensonge : les neuf gardiens avaient été victimes des mêmes tirs en rafales que les prisonniers. »

La séance commence par la projection en avant-première du documentaire The Sound Before the Fury, de Martin Sarrazac et Lola Frederich, présents dans l’auditorium archi-comble de l’Alcazar pour commenter leur travail. Le film se présente comme une mise en abyme, alternant images de la reconstitution de l’orchestre Attica Blues en 2012 et rares plans des actualités américaines de 1971, le lien étant assuré en voix off via lecture par Mike Ladd himself des textes de George Jackson sur la condition carcérale afro-américaine et par des extraits d’interviews avec des prisonniers insurgés de l’époque, réalisés six mois après les événements. Les réalisateurs concèdent lors du débat qu’ils ont eu du mal à accéder aux archives télévisuelles étasuniennes, notamment de NBC et CBS, du fait de leur coût prohibitif. On peut s’étonner de ce qu’Archie Shepp ne soit pas convié à s’exprimer sur cet événement historique, le propos filmique consistant avant tout, selon Sarrazac, à reconstituer la tension de Shepp pendant cette (re)création, qui ne cesse de le surprendre. Cette tension dramatique constitue le cœur du film. Les plans du nouveau big band Attica Blues, avec des musiciens français (surtout provençaux d’ailleurs, tel Christophe LeLoil) et quelques Américains historiques, dont Famoudou Don Moyé à la batterie ou Amina Claudine Myers au piano, tous deux issus de la pépinière AACM, depuis les répétitions à Châteauvallon dans le Var jusqu’à la première à La Villette, à Paris, en septembre 2012, forment un « documentaire qui voit enfin la musique en train de se faire », selon Raphaël Imbert (présent à l’alto dans l’orchestre). Et ce dernier de poursuivre : « On ne se rend pas vraiment compte des enjeux ’historiques’. Avoir la chance de travailler avec Archie Shepp, c’est comme un rêve, avec en plus Ambrose Akinmusire à la trompette. Très belle surprise que la façon dont Mike Ladd dit les textes de George Jackson, que je découvre en même temps que le public de l’Alcazar. A nous, jeunes musiciens, il manquait peut-être ce rapport à l’Histoire. C’est complètement lié à l’histoire afro-américaine, voire à l’histoire tout court ! »

Jimmy Owens, chef d’orchestre du projet, tient alors à relater sa propre expérience. Il se lève, au premier rang du public, et déclare, très ému : « En 1973, je suis allé jouer à Attica pour les prisonniers et les gardiens. Pour accéder à la salle de concert, nous avons dû défiler les uns derrière les autres sur cinquante mètres, avec par ordre d’entrée Kenny Barron, Billy Hart et je ne sais qui encore… Nous avons joué avec le Rochester Philarmonic Orchestra, notamment des compositions de Spider Martin, un des détenus. D’après cette expérience, je crois qu’Archie Shepp a vraiment saisi l’esprit des prisonniers et de l’encadrement. J’aurais aimé qu’on parle plus de Rockefeller, qui a donné l’ordre de tirer sur les insurgés, et du commissaire Oswald, qui a exécuté cet ordre. Vous savez » [dit-il, s’adressant à la salle], « les prisonniers avaient mis des uniformes de prisonnier aux gardiens pris en otage, puis les avaient fait passer devant eux afin de vérifier si la proposition de négociation des autorités était honnête… Eh bien, ces gardiens ont été assassinés par la Garde fédérale ! A l’époque, il y avait de nombreux soulèvements dans les prisons américaines, en Louisiane, en Californie, notamment contre l’isolement carcéral… »

- Martin Sarrazac : On ne pouvait pas raconter tout Attica. C’est vrai qu’il y avait d’autres mouvements de prisonniers ailleurs, et Nixon comme Rockefeller voulaient y mettre un terme.

Entre alors Archie Shepp. A la manœuvre, Raphaël Imbert, dont la parole jazzistique tombe d’autant plus juste qu’elle pose les questions les plus pertinentes.

- Raphaël Imbert : Comment est né ce projet ?

- Archie Shepp : Sur une idée de mon batteur, Beaver Harris. Il y a des relations évidentes entre art et politique… à commencer par « La Marseillaise » ! C’est de la synesthésie, vous voyez ?

- RI : Y avait-il alors un espoir de changer le monde ?

- AS : Peut-être. Dans les prisons, les conditions sont de pire en pire. 15% des Afro-Américains de 21 à 35 ans sont emprisonnés. C’est devenu une industrie. Ça remonte au temps de l’esclavage : les seuls emplois, pour les blancs, étaient les emplois de gardiens. Et plus que jamais, les prisons sont une source de profit.

- RI : A cet égard, quels ont été les retours du disque ?

- AS : Je suis allé jouer en prison avec mon quintet. En 71 on a joué à Attica devant une soixantaine de personnes, prisonniers et gardiens. Il y a même eu une confrontation entre eux !

- RI : Ce disque a été écrit par vous, Call Massey (au cornet sur l’album original), que l’on savait très proche de Coltrane… Vous dites « Ce n’est pas du jazz, mais du blues »… Où est la marque du blues dans ce projet ?

- AS : Le mot « jazz » est de l’argot. C’est une musique syncrétique, faite de gammes pentatoniques et de modulations. Quand on parle du blues, on est dans la musique traditionnelle, « folk », non écrite.

- RI : Il y a aussi ce côté soul, avec quelqu’un comme Cornell Dupree (à la guitare sur l’album originel) et aussi des gens du free comme Marion Brown (à l’alto, aux flûtes et aux percussions sur l’album originel)… Et un aspect « Motown avant les violons » si j’ose dire… D’ailleurs vous dites : « Avant Attica Blues, mon public était surtout blanc. »

- AS : Il y a trente ou quarante ans, ma mère m’a dit : « Mon fils, tu joues des petites chansons sans mélodie ». Mon père jouait du banjo et chantait le blues. J’ai baigné dans cet « ethnocentrisme ». J’étais un « blues boy » !

- RI : Le morceau « Steam », une valse un peu joyeuse, nous donnait la pêche. D’ailleurs on le voit dans le documentaire ; mais là, vous nous avez dit « non ».

- AS : Ça parle d’un de mes cousins qui s’est fait poignarder pendant une bagarre entre gangs !

- RI : Même « Blues for Brother George Jackson » nous donnait la pêche ; là encore, toujours très bienveillant, vous nous disiez « Non, pas comme ça ».

- AS : Je suis né en 37. Je me rappelle l’homme qui vivait avec ma tante ; on en parlait souvent dans ma famille : il avait été pendu en 1935 parce qu’il avait demandé un verre d’eau à une blanche. Notre musique s’inscrit dans cette histoire.

- RI : Peut-on revenir au rôle de Cal Massey ? Vous nous en parliez beaucoup en répétition.

- AS : Il m’a beaucoup intéressé comme compositeur. C’était un proche de Coltrane. Coltrane était mon héros : c’est grâce à lui que j’ai pu faire mon premier disque chez Impulse. Cal Massey habitait Brooklyn ; c’est sa fille qu’on entend sur la version originale de « Quiet Dawn » —elle n’avait que dix ans. Avec Marion [2] c’est beaucoup plus professionnel, mais à l’époque, je voulais soutenir Cal car il avait beaucoup de problèmes psychologiques. Comme Coltrane, il était toxicomane ; si on l’internait, il risquait la lobotomie, et c’est John qui l’a tiré de là…

- Don Moyé : « Quiet Dawn » aurait dû être un hit dans les années 70 ! Je tiens à dire que ce morceau me touche d’autant plus que j’ai un cousin qui a été tué à l’aube, à Attica… j’aurais pu y être moi-même !

- Marion Rampal : J’ai écrit de nouvelles paroles pour cette chanson, par respect pour la version originale. J’essaie toujours d’améliorer ma façon de la chanter. Pour moi, c’est un peu comme une nature morte.

- Archie Shepp : Cal Massey et moi l’avons écrite en 69 alors que nous étions en Algérie, invités par Eldridge Cleaver, des Black Panthers. C’est une sorte d’hommage qu’on lui dédiait, en fait ! Don Byas s’était joint à nous aussi…


Puisse ce modeste éclairage d’un instant estival aider à mieux comprendre cette œuvre majeure de la musique afro-américaine des cinquante dernières années. Puisse-t-il aussi inciter le lecteur à apprécier la nouvelle mouture de ce monument, désormais intitulé I Hear the Sound.

par Laurent Dussutour // Publié le 2 décembre 2013

[1Voir à ce sujet le formidable film de Cinda Firestone, Attica.

[2Marion Rampal, « sociétaire » de la Compagnie Nine Spirit de Raphaël Imbert, présente comme chanteuse sur le nouvel Attica Blues, aux côtés de Cecil Mac Lorin Salvant et Amina Claudine Myers.