Scènes

Banlieues Bleues 2006 [2]

Alex Von Schlippenbach et la Mission Jazz 93, le 16 mars 2006 au Triton


Première soirée de l’hommage rendu par le festival Banlieues Bleues au grand Alexander Von Schlippenbach. Les jeunes musiciens de la Mission Jazz 93 nous mettent en appétit avant le récital en solo du maître…

La mission Jazz 93 a pour projet de favoriser l’enseignement du jazz dans le département, en mettant en contact élèves et professionnels dans le cadre de spectacles vivants. C’est une formation originale, issue de ce projet qui se présentait le 16 mars sur la scène du Triton, puisqu’on y retrouve des platines, un piano, une trompette, deux sax alto, une clarinette, un sax ténor, une flûte, deux guitares dont une baryton, une basse électrique, une batterie et les compositeurs eux-mêmes avec leur instrument.
La présence dans les coulisses du grand musicien allemand, la volonté d’être à la hauteur, installent à l’évidence chez ces jeunes élèves des conservatoires de Bondy, Saint-Denis et Villemomble, une concentration tendue.

Le concert débute avec la composition « Etre là » de Claude Whipple. Le rythme rapide de cette composition est ponctué par les cris de Whipple, qui la dirige du pupitre. Cette pièce variée comporte des unissons, parfois grinçants, parfois « cérébraux », laissant place à une atmosphère vaporeuse, puis à des phrases acrobatiques qui rappellent de loin le « Four in One » de Monk. Avant le finale - une marche goguenarde et « kurt weillienne » -, le moment fort est certainement un jeu de répons dissonants entre les deux altistes, dont les sonorités contrastées forment comme un choc entre le feutre et le cuivre.

Stéphane Payen © H. Collon

La deuxième composition est « Dédale » d’Olivier Py qui « cherche sa lumière » et passe pour l’occasion de la clarinette au soprano avec lequel il répond par un chorus fluide au son étouffé de la trompette en sourdine. Puis, au sein d’arrangements habiles, on remarque des samples, dont un extrait d’un solo de Schlippenbach, et le travail du DJ. Des ostinatos dont la couleur rappelle un peu la musique de Tim Berne entretiennent la tension et conduisent à un sommet de densité, après quoi la musique se calme pour finir par s’évanouir dans les scratches des platines.

La composition suivante, dont le titre est un palindrome « No, It Is Open On One Position », est de François Cotineau. La musique aussi est un palindrome : le morceau est en deux parties en miroir, la seconde n’étant autre que la première à l’envers. Si la première partie est marquée par un swing digne du hard bop, fort bien interprété par l’ensemble, la seconde s’avère évidemment plus abstraite, plus désarticulée. L’orchestration y est à nouveau très touffue, mais ne masque pas l’aspect rythmique très prenant - malgré une complexité qui laisse davantage de place à l’écriture qu’à l’improvisation.

La dernière composition, signée Stéphane Payen, s’intitule « Groups ». La concentration des musiciens est à nouveau visible.
Le pianiste, comme coupé du monde, commence en solo avec une musique évoquant une marionnette aux mouvements désarticulés, avec un gros travail à la pédale sur fond d’accords dissonants. Si le morceau commence ainsi, sans rythme bien perceptible, les vents introduisent bientôt un thème binaire ; pas de tutti, mais plutôt un fond sonore léger sur lequel la flûte chante une mélopée aux allures de rituel ethnique.

De cette orchestration complexe émerge une musique cinématographique. C’est à une course poursuite que nous assistons, un compte à rebours égrené inéluctablement par la basse électrique. Le DJ prend le relais avec un solo aux platines, à pein soutenu par les rimshots du batteur et le pouls de la grosse caisse. Jusqu’à la fin, paisible et mystérieuse, on remarquera encore un beau solo de clarinette, un piano obsédant, des changements de rythme fréquents pour un ensemble satisfaisant à qui on peut seulement reprocher un aspect un peu touffu et complexe, un soupçon de goût pour la performance dans les arrangements. Au total, beaucoup de travail et du talent pour un hommage réussi à celui qui va nous combler par un beau récital.

A. Von Schlippenbach © H. Collon

Après cette profusion sonore, changement de climat avec l’arrivée sur scène d’Alexandre Von Schlippenbach. L’homme est d’apparence austère et d’une réserve toute aristocratique. Cependant, ce n’est pas à une sonate de Beethoven qu’il s’attaque, mais au piano, à l’aide d’un instrument contondant, une masse en caoutchouc avec laquelle il assène sur les cordes des coups tantôt légers, espacés, tantôt puissants et rapprochés. Il obtient à l’aide de cet ustensile des sons riches en harmoniques dont il contrôle savamment la persistance à l’aide de variations infimes de la pédale.

Le climat est établi - un climat de subtilité, d’attention précise portée au son. Quand il s’installe au piano, c’est d’ailleurs le son qui impressionne d’abord chez ce pianiste : jamais dur, même quand il est puissant ou rapide. Si les épaules sont parfois un peu crispées, les bras, eux, sont toujours relâchés. Le poignet en col de cygne trahit l’instrumentiste classique, et cette technique est très sollicitée pendant la première pièce. Longue, celle-ci comporte en guise d’introduction un andante paisible et atonal qui ouvre sur une section centrale agitée, parfois pyrotechnique, le clavier étant balayé de rafales d’octaves, agité de trémolos véhéments où fusent des étincelants. Un grand moment !

Après une telle débauche d’énergie et de concentration, l’artiste doit reprendre quelques forces. C’est ce qu’il fait en réinvestissant le territoire qui lui est familier, celui de Monk. Un journaliste plus consciencieux que nous aurait pris soin de noter les huit thèmes du grand Thelonious dont Alexandre Von Schlippenbach nourrit la suite du concert. On entend entre autres « Trinkle Tinkle », un medley introduit par « In Walked Bud », et « Off Minor » pour conclure - un « Off Minor » dont nous avons de premiers échos avant de vivre un moment saisissant…

Après avoir disposé un petit nécessaire à cordes, dont une râpe à fromage et un cendrier métallique, dans les entrailles du piano, Alexander Von Schlippenbach, éveille dans les graves un roulement rapide en ostinato. Les objets en métal entrent en résonance et soulignent ce grondement régulier par un friselis dans l’aigu ; le tout produit une irrésistible impression de locomotive pénétrant à grand fracas sur la scène du Triton ! On entend de la batterie-jouet, de la musique industrielle, des sons de synthèse… bref, tout sauf le son d’un piano de concert pour un moment vraiment bluffant !

A. Von Schlippenbach © H. Collon

Ce concert est un résumé des univers que le musicien berlinois a traversés au long de sa fertile carrière : depuis le free intégral, la musique qui se découvre dans l’instant, jusqu’à l’interprétation respectueuse des thèmes de Monk, en passant par l’expérimentation bruitiste. Quel que soit le style, il maîtrise son instrument avec une rigueur toute classique, produisant un son toujours timbré, même dans les phrases rapides, avec un chant qui ressort toujours nettement au-dessus des harmonies les plus complexes, une répartition habile des phrases entre les deux mains, et une grande sûreté d’exécution. Mais le toucher sait aussi se faire moins lié, plus percussif, quand il s’agit d’aborder un thème de Monk, qui s’accommodent mal d’un son trop léché.

Cette maîtrise n’engendre aucune froideur. On a même droit à quelques moments d’émotion quand, dans le troisième thème de Monk, il se met, fatigué, à hésiter, chercher des idées, chanceler, puis se reprend, lance soudain des arpèges des deux mains sur tout l’étendue du clavier, triomphant ainsi d’une fatigue bien normale à l’issue d’un exercice aussi exigeant qu’un concert en solo.

Le concert est salué comme il se doit par le public nombreux. Le lendemain, à Pantin, la salle sera pleine aussi pour le « Monk’s Casino » d’Alexandre Von Schlippenbach, mais c’est une autre histoire - à venir bientôt sur Citizen Jazz…

par Jérôme Gransac , Laurent Poiget // Publié le 3 avril 2006
P.-S. :

L’orchestre réuni dans le cadre de la « Mission Jazz 93 » était composé ce soir là de :

Jonathan Briat - p
Olivier Bour - tp
Maki Nakano - as
Clément Dodray - as, cl
Kumi Iwase - ts
Enora Petrillo - flûte
Patrice Moreau - g
Jean-François Riffaud - g baryton
Pierre Quesnay - el b
Johan Guidou - dm
Maxime Kpomda - DJ