

Baptiste Herbin Trio
Django
Baptiste Herbin (as, ss), Sylvain Romano (b), André Ceccarelli (d).
Label / Distribution : Matrisse Production
Une émotion à fleur de peau émane du son d’ensemble de ce trio. Comme si ses membres étaient dépassés par l’univers musical de Django Reinhardt auquel ils cherchent à rendre hommage. Baptiste Herbin fait déborder son saxophone alto d’une joie de vivre infinie et d’une forme de mélancolie non passéiste. Il retrouve sur son saxophone Selmer cuivré les accents universels de la guitare Selmer boisée de son immense prédécesseur, entre lyrisme populaire et swing instinctif. L’extrême soin apporté à chacune de ses notes, que ce soit dans l’interprétation des thèmes ou dans les solos, emprunte des traits caractéristiques du jeu de guitare de son illustre prédécesseur : fulgurances du phrasé (comme si son souffle et sa dextérité sur les clés restituait ce jeu « en butée » d’une corde à l’autre qu’affectionnent les héritiers de Django), embellissements des mélodies originelles par des extensions d’une élégance rare, échanges canailles entre les musiciens. Les jeux du contrebassiste et du batteur sont à l’avenant de celui du leader, donnant chair au swing manouche sans aucun recours à quelque pompe que ce soit, étant donné qu’il n’y a pas d’instrument présumé harmonique. La contrebasse ne se contente pas de planter des clous et, narquoise, louvoie dans les conversations pendant que la batterie crépite comme un feu de camp au bout d’une nuit de jam entre des caravanes.
La présence de Daniel Yvinec à la production n’est certainement pas étrangère à cet accès à des sommets artistiques. Yvinec a su convaincre les musiciens de sculpter des silences somptueux, les poussant vers un lâcher-prise au service d’une musique taillée pour l’éternité. À ce jeu, même l’utilisation d’un saxophone dédoublé sur « Night And Day » devient un manifeste de liberté par-delà la prouesse technique. « Indifférence » touche ici à l’universel rom, si l’on ose dire, avec de capiteux échos orientaux que ne renieraient pas les gitans du Rajasthan. « Tea For Two » déborde d’une sensualité ravageuse : on comprend bien que les deux protagonistes dont il est question ne font pas que le prendre le thé ! Choix très judicieux que de faire figurer le classieux « Django » de John Lewis : ce monument précieux d’un jazz qui lorgnait vers le classique en hommage à un musicien issu de la Zone, par des Afro-américains issus du ghetto dont ils voulaient se démarquer avec le Modern Jazz Quartet, trouve ici dans le dépouillement l’authenticité qui lui sied.
Ce monument d’hérésie sublime serait incomplet sans création originale. La composition « Choro Django », notamment, remplit cette fonction, en mixant les codes du swing manouche avec la lancinante rythmique brésilienne archaïque, émaillée de citations (« Minor Swing », incontournable). Une livraison de « Nuages » en solo intégral de saxophone alto convoque des horizons d’éternité, avec des accents dystopiques ancrés dans l’air du temps fascisant contemporain. L’original, immense succès pendant l’occupation, quand le jazz d’Outre-Atlantique était interdit, avait pu être perçu, ne serait-ce que par son titre, comme le reflet musical des temps sombres d’alors mais aussi comme un message d’espoir. Baptiste Herbin réussit à restituer cette ambivalence, pourvoyant des notes entre mélancolie et espoir.
Savant et magique, baroque et artisanal, dans son époque et hors du temps : par-delà l’exercice de transposition musicale, ce disque a tout d’une insurrection sensorielle.