Tribune

Barry Harris, le mentor suprême n’est plus…

Hommage au pianiste Barry Harris (1929-2021)


Depuis son décès, le 8 décembre 2021, les hommages au pianiste né en 1929 ont fleuri sur la toile. Et pour cause : l’homme s’était dédié dès la fin des années cinquante à l’enseignement du jazz qui, pour lui, était une musique classique. C’est d’ailleurs plus sa carrière d’enseignant qui est désormais saluée.

Pourtant, en tant que musicien, il était loin d’avoir à rougir de son CV. Il avait fait ses premiers pas sur les planches dès 1945, dans sa ville natale de Detroit, pratiquant déjà l’idiome bebop après avoir étudié les styles de Teddy Wilson et d’Art Tatum. Professionnel à vingt-deux ans, il devient pianiste attitré au Bluebird Club de la cité de l’automobile et accompagne des musiciens de passage - rien de moins que Lester Young, Charlie Parker ou Miles Davis. Toujours est-il que, définitivement installé dans la Grosse Pomme, il se retrouve à déployer sa science sensible du jazz aux côtés de gardiens de la « tradition » comme Roy Eldridge ou Coleman Hawkins, tout en intégrant des formations novatrices lorgnant vers le hard-bop le plus novateur - notamment auprès de Cannonball Adderley, Yusef Lateef ou encore Charles McPherson.

En 1964, le voilà au firmament du jazz business avec le hit de Lee Morgan, « The Sidewinder ». Sur ce blues en 24 mesures, son jeu louvoyant et élégant s’immisce à merveille dans l’esprit ondulant du morceau (« le crotale ») : accompagnement en comping aux accents funky, et solo spirituel en diable - avec un côté gospel lorgnant vers les notes méphitiques du bebop. Résident du manoir de la baronne Pannonica de Koenigswarter, dans la banlieue de New-York, il passe des nuits et des journées entières à peaufiner son jeu de piano, dialoguant notamment avec un autre habitant des lieux, Thelonious Monk. On imagine des sessions endiablées, hors du monde, mais néanmoins d’une infinie poésie, entre la rationalité sensible de Harris et la folie créatrice de Monk.

Néanmoins, le natif de Detroit ne reste pas reclus dans le manoir et participe au développement de la vie musicale new-yorkaise en créant, avec d’autres, le Jazz Cultural Center, dans les années 80. C’est dans ce lieu qu’il développe un art de la pédagogie du jazz resté inégalé. Il avait, certes, déjà commencé à transmettre plus qu’à enseigner - parmi ses élèves, notamment, le légendaire bassiste de la Motown, James Jamerson, qui lui avait été recommandé par son pote d’enfance Berry Gordy, le boss de la « House of Soul » de Detroit, ou encore le sax baryton Pepper Adams qui l’appelait « Oncle Harry ». Mais là, il trouve un espace où les concerts, les jam-sessions, les workshops et les master classes peuvent entrer en résonance et offrir une forme de cohérence propice à la transmission des idiomes du jazz, en particulier du bebop, cette musique de l’instant et, quelque part, de l’instinct, bâtie sur une science musicale sans pareille. Parmi les élèves, entre autres, le bassiste Christian McBride ou le pianiste Jason Moran.

Sa pédagogie, il la conçoit peu ou prou sur le modèle de ce que les spécialistes des sciences de l’éducation appellent la « classe inversée », s’adaptant sans cesse aux capacités de ses élèves pour mieux les amener sur les voies d’une improvisation sans faille, aux horizons mélodiques démultipliés. C’est ainsi qu’il élabore un modèle de mentorat. Non pas comme quelque sinistre gourou, mais bien plutôt comme un accoucheur de consciences jazz - on parle de lui comme un « Socrate du jazz », adepte d’une maïeutique musicale. Il dispense des ateliers et des master classes entre États-Unis et Europe. S’il se posait volontiers au Felt Club de Rome, il ne dédaignait pas quelque escapade à Paris - la dernière en 2018. Nombre de jeunes pousses de jazz en devenir venaient quérir quelques éléments de langage auprès de lui.

En France, certains aspects de sa méthode sont développés notamment par le saxophoniste Gaël Horellou [1]. Le cœur de son propos didactique, Barry Harris l’appelait « the scales », pour voir et entendre au-delà des accords. On ne rentrera pas ici dans les détails musicologiques des différences entre cette notion et les « chord scales » - qui consistent à remonter les notes d’un accord. Car, après tout, s’il est question d’échelles à gravir, ce sont celles du plaisir.
C’est là le principal legs de Mr Harris.