Chronique

Ben Wendel & Dan Tepfer

Small Constructions

Ben Wendel (ss, as, bs, basson, melodica, p), Dan Tepfer (p, Rhodes, as).

Label / Distribution : SunnySide Records

Depuis quelques années, la cote du saxophoniste new-yorkais Ben Wendel grimpe avec une belle régularité et ce n’est que justice : ce compositeur, producteur et chef d’orchestre, nommé aux Grammy Awards, qu’on a vu évoluer aux côtés d’artistes tels qu’Ignacio Berroa, Tigran Hamasyan ou encore Snoop Dogg, est aussi membre du groupe Kneebody, un quintet aux inspirations multiples qu’on découvrira tout au long de ses huit disques enregistrés en une dizaine d’années. A partir d’une instrumentation classique du jazz (saxophone, trompette, piano, basse, batterie), cette formation originale élabore une musique aux confins de l’électro-pop, du rock et du hip-hop. Wendel compte lui-même à son actif deux beaux albums : Simple Song (2009) et Frame (2012). Voilà un musicien, qui non content d’être bourré de talent, fait preuve d’un réjouissant éclectisme.

Dan Tepfer, quant à lui, est un Américain de France puisque né à Paris voici un peu plus de trente ans. Le pianiste – par ailleurs diplômé en astrophysique – a lui aussi joué dans un très grand nombre de contextes, tant instrumentaux que culturels : remarqué pour son sens de l’improvisation et son approche très mélodique, il a bénéficié du soutien du grand Lee Konitz, avec lequel il a enregistré en duo [1] et joué sur de nombreuses scènes, tel le Village Vanguard. Parmi les musiciens prestigieux avec lesquels il s’est produit, citons Steve Lacy, Paul Motian, Bob Brookmeyer, Joe Lovano, Ralph Towner, Mark Turner, Billy Hart, Tomasz Stańko… Tepfer a laissé dans son sillage plusieurs disques salués par la critique, comme Twelve Keys (2009) et Goldberg Variations/Variations (2011), enregistrés en solo, ainsi que trois trios avec le bassiste Thomas Morgan et le batteur Ted Poor : Before the Storm (2005), Oxygen (2007) et Five Pedals Deep (2010).

Ces deux surdoués unissent ici leurs efforts pour élaborer, en architectes des sonorités, leurs Small Constructions enregistrées en quatre jours à New York au mois d’octobre 2011 et publiées sur Sunnyside Records. Rien de bien étonnant quand on y réfléchit : tous deux sont fils de chanteuses d’opéra, tous deux ont commencé par l’étude de la musique classique avant d’entrer dans le monde du jazz. Leurs démarches esthétiques sont proches, presque jumelles, de la mélodie à l’improvisation, et ils se reconnaissent volontiers comme étant âmes-sœurs musicales. La formule piano-saxophone a permis l’éclosion de maintes fructueuses rencontres à travers l’histoire du jazz - il serait déraisonnable de chercher à en dresser la liste. Small Constructions est une nouvelle pierre – on nous pardonnera ce jeu de mots –, très attachante, à un édifice qu’on sait déjà majestueux.

Pour mener à bien ces constructions, Wendel est venu chez Yamaha Artist Services avec trois saxophones, un basson et un mélodica, Tepfer passant du piano au Fender Rhodes. Aucun a priori de style, seule l’expression de leur amour pour le jazz, la musique classique ou les pop songs devait émerger de leurs échanges feutrés. C’est ce que tous deux appellent volontiers une « DIY affair » : il s’agit de leur musique, selon le timing qu’ils se sont choisi, entre compositions originales et reprises (Haendel, deux fois Monk, ici comparé à Bach, sans oublier un standard comme « Darn That Dream »), interprétées en toute liberté et non sans une certaine discrétion où on verrait volontiers la marque de l’élégance.

Le résultat : douze dialogues enchanteurs et confidentiels où la mélodie – on devrait dire le chant – occupe la place centrale, comme si l’on visitait une maison en découvrant, l’une après l’autre, ses pièces au décor changeant, mais toujours dans le respect d’une harmonie d’ensemble. Jusqu’à la dernière étape (« Oblique Strategy ») où Wendel et Tepfer procèdent à l’inversion malicieuse de leurs instruments, le premier s’installant au piano et le second jouant du saxophone alto (ce qu’on appelle un switch-up chez les Anglo-Saxons). Difficile, la plupart du temps, de distinguer l’écrit de l’improvisation tant cette musique de haut vol s’épanouit avec fluidité et naturel ; on en vient même à oublier les constructions, ces superpositions de pistes et d’instruments enregistrés en plusieurs temps. Wendel et Tepfer parlent la même langue, avec le même accent et dans la retenue : c’est presque une histoire de famille qu’ils offrent avec un art consommé de l’épure, une forme de fraternité qui s’exprime et rayonne dans un minimalisme heureux. Small Constructions, disque de l’intime, est à prendre sans réserve pour ce qu’il est : une invitation au charme persistant, celui de l’échange des complicités entre deux virtuoses qui n’oublient jamais leur part d’émotion et d’humilité. Les hommages qu’ils rendent (Monk, Tristano, Peacock) témoignent de leur dette envers les maîtres ; leurs propres compositions, qui toutes racontent une petite histoire qu’on découvre avec ravissement, sont à recevoir comme d’élégantes et irrésistibles invitations.
Opération séduction réussie !