Chronique

Bernard Stiegler

Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?

Label / Distribution : Editions Les liens qui libèrent

Tiens un philosophe vraiment fou de jazz ? A moins que ce soit le jazz qui l’ait empêché de devenir fou ? En tout cas dans son dernier essai, Bernard Stiegler, trop rare dans les médias parce que trop intègre, clame haut et fort son amour pour notre musique fétiche.

C’est à cause du jazz qu’il passe cinq ans derrière les barreaux, entre 1978 et 1983, d’abord à la prison Saint-Michel de Toulouse, puis au centre de détention de Muret ! Gérant d’un club de jazz dans la cité gasconne, l’Écume des Jours, il accumule les découverts et se décide à faire des casses, qu’il enchaîne avec facilité et une certaine jubilation. C’est que ce prolo, devenu philosophe lors de son séjour pénitentiaire, est enfant de 68 et navigue dans les eaux d’une certaine ultra-gauche qui n’hésite pas à passer à l’acte.
Il avoue qu’il était alors « habité par l’esprit dont Malcom X fut une incarnation, qui est l’esprit de l’insoumission, qui affirme un autre plan, extra-ordinaire, que John Coltrane cherchait lui-même dans chaque nouveau disque toujours plus rigoureusement, et dont la sublime musique afro-américaine, à commencer par le blues, était une manifestation tragique et joyeuse, fantastique et colossale » [1]. On ne saurait mieux formuler une philosophie du jazz.

Fondateur de l’association Ars Industrialis, pourfendeur des usages consuméristes des « nouvelles technologies de l’information et de la communication », il avoue avoir été initié à cette musique grâce aux disques de son oncle, notamment « In the Upper Room » par Mahalia Jackson et « Move » par Sidney Bechet. On l’imagine volontiers recevant dans son établissement un jeune Pierre Boussaguet ou un Archie Shepp champion d’un free jazz façon Black Power, devisant avec eux des mérites comparés du son de Miles et de Chet, des galères européennes de l’Art Ensemble of Chicago autour de quelques bouteilles de Gaillac ou d’Armagnac.

« Comment ne pas devenir fou ? », tel est le sous-titre de son dernier essai. Mais cet homme est absolument fou et on le suit volontiers dans sa passion tragique pour les notes bleues, car ses symptômes, qui relèvent de la mélancolie (d’après la psychiatrie conventionnelle qu’il admet en rationaliste convaincu) sont autant de blues lâchés à la face de notre époque – le chroniqueur fera grâce au lecteur des discussions sur cette dernière notion !
Il avoue d’ailleurs vers la fin de l’ouvrage, avoir forgé sa philosophie en prison par des lectures sans cesse remises sur le métier « pratiquant à la façon de Bill Evans revisitant Thelonious Monk une sorte de re-recording de ce qui devenait ainsi moi-l’autre » (p.303). Il restait lui-même tout en devenant un nouvel individu, isolé dans sa cellule, mais complètement au monde, grâce à une méthode de travail inconsciemment venue de son amour du jazz, ce dernier fût-il imparfait (on sait que Bill Evans fit trois prises pour cet album solo, une « de base », une de « commentaires » et une troisième de « commentaires des commentaires », entre les 6 et 20 février 1963). C’est du moins ce que croit avoir compris le chroniqueur, qui est lui-même un grand malade de cette musique. C’est grave docteur ?

par Laurent Dussutour // Publié le 30 octobre 2016

[1P.117, avec en note : « écoutez par exemple « Let My Children Hear Music », enregistré en 1971 par Charles Mingus » - l’album sur lequel le géant contrebassiste poussa le plus ses ambitions orchestrales.