Le jazz a sa tribune depuis 2001

Edition du 24 mars 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Bojan Z « Xenophonia »

Rémi Vignolo - double bass
Ari Hoenig - drums on 2, 3, 4, 8 & 10
Ben Perowsky - drums on 1, 5, 6,7 & 9
Bojan Zulfikarpasic - piano, fender rhodes, xenophone
Krassen Lutzkanov - kaval on 1 & 9

Tracks :

1 ULAZ 7:22
2 ZEVEN 5:51
3 WHEELS (Bojan Z-R.M.Tocak) 9:01
4 BIGGUS D 7:13
5 ASHES TO ASHES (David Bowie) 4:46
6 PENDANT CE TEMPS, CHEZ LE GENERAL…(Bojan Z-Remi Vignolo-Ben Perowsky) 4:08
7 XENOS BLUES 7:08
8 THE MOHICAN AND THE GREAT SPIRIT (Horace Silver) 6:20
9 CD-rom 4:56
10 IZLAZ 2:35(Bojan Z-Ari Hoenig)

(All compositions by Bojan Zulfikarpasic except when indicated.)

Que de chemins parcourus par le natif de Belgrade depuis 1988, date de son arrivée à tout juste vingt printemps en France. Que de sillons creusés par ce pianiste, élevé dans une famille de mélomane, formé dès ses cinq ans à l’étude du classique, Ravel, Debussy et compagnie. Que de sentiers buissonniers empruntés par ce fan de jazz, biberonné du swing tellurique des Balkans, émancipé au contact des musiques plus à l’Ouest, tendance pop et rock, en versions latines aussi. Il a depuis longtemps tout ça dans les doigts, un sens du placement, un art du détournement. On n’étudie pas à 18 ans avec Clare Fisher, esthète admiré des grandes oreilles, sans en ressortir épanoui ! Depuis, Bojan Zulfikarpasic s’est donc installé en France, où il s’est vite imposé comme une référence du jazz « made in France ».

Curieux paradoxe que d’être sanctifié ainsi, juste retour des choses pour ce pianiste qui incarne naturellement une musique qui se joue des frontières, « border line » par nature. Depuis quinze ans, il fait partie de ces partenaires recherchés, convoités, parce que capable tout aussi bien de s’en tenir à la ligne, à la grille, que de sortir du cadre, d’exploser la forme. Henri Texier, Michel Portal, Julien Lourau peuvent témoigner des apports dans leur musique de ce trublion du piano bien tempéré. Honoré dès 1990 d’un premier prix de soliste au concours de La Défense, décoré en 2002 du titre de Chevalier des Arts et des Lettres, c’est pourtant le titre de Django d’or qui sied sans doute le mieux à sa personnalité. Comme son illustre aîné, le Bosniaque aime embrasser musiques populaire et savante dans un même mouvement, y poser une griffe originale, une espèce de signature rythmique, qui ne doit pas faire oublier ses trésors harmoniques, ses perles mélodiques. Car le musicien, pour être un pilier de formations dirigées par d’autres, est avant tout un compositeur à l’univers aussi singulier que multiple, un meneur d’hommes et de projets. Une poignée de disques en témoignent, en formation ouverte ou en solitaire : “Quartet”, “Yopla”, “Koreni”, “Solobsession”, “Transpacifik”… Tous sur le même Label Bleu, original blues. Voilà pour la fiche signalétique de cette personnalité.

Pour l’actualité, il faut tout d’abord revenir une dernière fois en arrière. Du temps de ses premiers émois à Paris, quand il envoyait dans tous les sens du terme au sein de Trash Corporation, réunion azimutée de musiciens pour la plupart promis à de beaux lendemains. Pourquoi évoquer ce groupe éphémère, aventureuse avant-garde appelée à s’autodétruire ? Parce que ce nouveau disque de Bojan Z rappellera bien des bons souvenirs à ceux qui ont vécu cette curieuse expérience en direct. Parce qu’on en retrouve des traces, dans le son parfois dégueulasse des claviers, dans l’esprit de certaines compositions aussi. Rien d’explicite juste des impressions fugaces, entre les lignes, le temps d’une ponctuation, d’un accent détonant. C’était il y a quinze ans, et on ne peut s’empêcher de voir dans ce nouvel album comme une fin de cycle, comme une boucle qui se clôt… pour mieux repartir. Ce disque, c’est aussi l’hommage d’un fils à son père, disparu le 10 avril 2005. « Moins de trois mois après la naissance de ma fille… Oui, ce disque reflète une drôle d’année personnelle, avec plein de changements. »

Pour autant, il ne veut pas y entendre une rupture avec tout ce qui a précédé. « Il s’inscrit dans la continuité, même s’il est tout à fait particulier par rapport aux autres. Ne serait-ce que parce que la période d’enregistrement fut plus longue, entre décembre 2004 et juillet 2005. sans doute aussi parce que c’est le disque que j’ai le plus bossé chez moi. » L’idée qui a présidé à ces sessions : « Ne pas viser les premières prises, laisser tourner les bandes pour accumuler de la matière, pour obtenir l’énergie d’une balance, ce moment magique où les musiciens se lâchent, sans pression. D’ailleurs, le premier thème, c’est en fait la balance de l’album. On faisait juste le son. ». Beau travail. Et paradoxalement peu d’édit, un ensemble de dix prises, bien souvent dans leur intégrité.

Au final, Bojan Z accouche d’un disque étrange, qui le rapproche des fulgurances de Zappa et l’éloigne de l’orthodoxie jazz. A l’endroit même où on l’attendait depuis belle lurette. Il suffit d’écouter comment il fait sonner les claviers électriques, sonorités rarement polies, souvent trafiquées, d’autant plus sublimées quand la seconde d’après il peut toujours tirer une mélodie d’une clarté magnifique. A ses côtés, Rémi Vignolo tient la contrebasse, solide, Ben Perowsky et Ari Hoenig se partagent les parties de batterie, deux drummers capables de fêler l’image jazz avec leurs baguettes. Et par-dessus, s’invite sur deux thèmes le kaval de Krassen Lutzkanov, en nappes impressionnistes, enregistré plusieurs fois histoire de le faire sonner façon section.

Commencé par “Ulaz” (entrée) et terminé par “Izlaz” (sortie), comme à son habitude, chaque titre ne doit rien au hasard, trahit l’humour de son auteur. “Biggus D” est un hommage à un sacré personnage dans “la Vie de Brian” ; “Wheels” salue, jusqu’à une paraphrase glissée au beau milieu, un guitariste serbe qui a bercé son adolescence ; “Pendant ce temps-là, chez le général” est une improvisation collective au studio Davout ; “CD-Rom” est une nouvelle version d’un thème déjà présent dans l’album “Koreni”, vif et vibrant hommage aux vendeurs de CD pirates à Belgrade… Il y a aussi “Xenos blues”, joli coup de blues style rustique, non loin des marécages. Il y a enfin deux reprises : “Ashes to Ashes” de David Bowie et “The Mohican and The Great Spirit” d’Horace Silver, deux thèmes ressurgis de l’adolescence du pianiste. Il y a surtout le titre de ce disque, emblématique : “Xenophonia”. Un curieux néologisme, qui fait partie du lexique médical… « Etrange, étranger. C’était l’idée que j’avais en tête. A Paris, je ne suis jamais considéré français à 100 %, et à Belgrade, c’est pareil ! Mais grâce à toi-même, tu peux retourner ce genre de préjugés et te sentir partout chez toi… Etranger, c’est une profession en soi. » Ici, c’est une profession de foi qui vous adopterez en toute familiarité. © Label bleu (D.R.)

Photo © Jean-Marc Lubrano (D.R.)