Entretien

Bordeaux Jazz Festival 2008

Le Bordeaux Jazz Festival tire sa révérence après une huitième édition pleinement réussie : pourquoi ?

Le Bordeaux Jazz Festival tire sa révérence après une huitième édition pleinement réussie : pourquoi ?

Luz Saint-Sauveur, juillet 2008. A peine un mois après l’annonce de la fin du Bordeaux Jazz Festival, nous avons rencontré Anne Sorlin et Philippe Méziat, venus en (presque) voisins et habitués au festival Jazz à Luz.

- Philippe Méziat, le 13 juin vous annonciez sur le site du Bordeaux Jazz Festival que l’édition 2008, qui venait de s’achever, serait la dernière. Pourtant, de l’avis général, cette édition était une réussite. Coup de colère ou coup de blues ?

Philippe Méziat : Si je dois choisir entre les deux, c’est plutôt un coup de colère.

Anne Sorlin : Et un coup de fatigue. De la fatigue physique, au sens propre, et un certain ennui qui vient de la répétition des mêmes problèmes avec la même absence de réponse : comment va-t-on faire ? Est-ce qu’on sera seulement payés à la fin du festival ? La situation des intermittents - dont je fais partie - est devenue totalement invivable. Les crédits de la culture sont en baisse partout, principalement en ce qui concerne les petites manifestations. Bientôt il n’y aura plus de financements pour la culture, je parle des financements de l’État et des collectivités territoriales. Il restera quelques têtes d’affiche : à Bordeaux, l’Opéra. C’est très bien qu’on finance l’Opéra, je n’ai rien contre, mais on assiste réellement à une volonté d’arrêter de financer les gens qui travaillent. Il y a une volonté économique de trier.

- Pour cette dernière édition, vous aviez choisi une autre période de l’année : mai et plus novembre. Etait-ce un signe avant-coureur ?

Anne Sorlin : Ce changement de calendrier était en gestation depuis trois ans. Jusque-là nous étions dans le cadre de Novart, nous étions libres de notre programmation mais c’était un fourre-tout dans lequel nous n’étions pas à l’aise. Nous espérions qu’en sortant de Novart, nous obtiendrions de la part des collectivités territoriales la reconnaissance qu’un travail était effectué - nous avions l’audience, la presse, la réussite - et que ce travail méritait un soutien convenable. La Mairie de Bordeaux a accepté que nous sortions de Novart, mais ne nous a pas accordé un sou de plus. Depuis quatre ans nous répétions que nous ne voulions plus travailler dans ces conditions.

Philippe Méziat : J’ai entendu la fatigue d’Anne. Lorsque nous disions que nous ne pouvions pas continuer ainsi, on ne nous écoutait pas. Quand j’ai annoncé la fin du festival, les élus nous ont dit en substance « mais pourquoi ne l’avez-vous pas dit avant ? ». Cela faisait quatre ans qu’on le leur répétait.

Anne Sorlin : Nous n’avons pas réellement choisi le mois de mai, mais nous avons pensé que c’était une grande chance : en novembre, il fait très froid ! Nous n’avions pas totalement mesuré la difficulté de monter un festival en quatre mois. En même temps, cette édition a été la plus belle de toutes. Nous avions des équipes de bénévoles très intelligentes, on a réellement inventé quelque chose. A ce stade il aurait fallu pouvoir grandir, recevoir plus de public, et il s’est avéré impossible de convaincre nos interlocuteurs de dégager un budget pour faire autre chose que la même chose.

Le discours des élus, c’était « Payez-vous mieux, programmez moins » ! Nous avons vraiment entendu ça ! Ce n’était pas notre façon de voir. Nous étions leur alibi. 55000 euros, pour la ville de Bordeaux, qu’est-ce que ça représente ? Ça sert à la ville de Bordeaux à dire qu’elle fait quelque chose pour le jazz, voilà tout. La question que
nous nous sommes posée, c’est « Est-ce qu’on doit faire comme si tout
allait bien ? ». Parce que ça va très mal : par exemple, nous accueillons un certain nombre de (bons) musiciens qui n’atteignent pas les seuils nécessaires pour bénéficier du statut des intermittents. Ils souhaiteraient souvent que nous leurs rémunérions des heures de répétitions quitte à ce que leur cachet du concert soit réduit. Mais nous, nous sommes tenus par les barèmes syndicaux, qui nous permettent d’obtenir les aides des organismes professionnels. D’un côté on paraît payer assez bien les musiciens, mais souvent on sait qu’ils vont rentrer chez eux toucher le RMI.
C’est ce que j’appelle faire semblant.

Philippe Méziat : On a inventé quelque chose. Par exemple la tarification à 6 euros : les gens qui ne viennent pas si c’est cher et qu’ils ne connaissent pas ont fini par savoir se servir du festival. Et les musiciens locaux appréciaient d’être programmés au même tarif que des musiciens plus renommés. Le journal est devenu un collector, l’accueil organisé autour de la halle des Chartrons a permis au public de découvrir le festival, les artistes. Nous sommes très fiers d’avoir réussi 250 à 300 entrées sur des concerts comme celui de Peter Evans. Encore eût-il fallu que les partenaires…

D. Krakauer (BJF 2006 - Photo Bruce Milpied (reproduction interdite)

- Ce désengagement, serait-ce une spécialité girondine ?

Philippe Méziat : C’est plutôt une spécialité d’Aquitaine ! Si vous dressez la carte des lieux jazz, vous ne trouverez rien en Aquitaine. La carte des festivals de l’AFIJMA : nous, et tout récemment Oloron. C’est tout. L’Aquitaine est culturellement pauvre. Le budget de la DRAC est l’avant-dernier de toutes les régions de France. C’est une région artistiquement en danger.

Anne Sorlin : Non : c’est national, et ça ne touche pas que la musique : tous les lieux de culture, les compagnies de théâtre, y passent. La culture, c’est finalement un des rares pouvoirs qui restent aux dits « pouvoirs publics ». Mais il n’y a pas de pensée culturelle. La Gironde a eu pendant 25 ans une politique culturelle remarquable… ça s’est arrêté il y a 10 ans. Vu le peu d’argent qui reste et le peu de pouvoir qu’ils ont, ils vont maintenant faire des choix.

Ce sont des choix politiques. Ça remonte à Keynes : c’est lui qui a démontré qu’une partie de la vie artistique ne peut exister que par l’Etat. Mais on ne peut pas financer quelque chose et vouloir en même temps en être le concepteur. Quand l’Etat fait fabriquer un pont, il engage un architecte pour le concevoir !

Philippe Méziat : La fondation du BJF en 2001 correspondait à un manque sur Bordeaux, sur la Gironde, sur la région Aquitaine. On avait d’un côté le jazz pensé comme une musique du passé, et de l’autre Uzeste et sa démarche pluriartistique. Mon projet, c’était d’éviter le revivalisme et d’installer dans la région une manifestation qui ressemble à d’autres choses : Grenoble, Nîmes, Nevers… Ce que je revendique, c’est ma programmation. Derrière cela il y avait l’idée de relancer la diffusion de la musique : si ça marchait bien, on créerait un centre d’information du jazz. On a mis huit ans pour que le festival existe, difficilement. Vous pensez bien que les autres projets…

- L’objectif n’était donc pas uniquement, au départ, de créer un festival ?

Anne Sorlin : Pas du tout ! Dans notre conception, le festival devait être un moteur. Même s’il n’y a pas de diffusion, il existe une très grande vitalité artistique en Aquitaine.

Philippe Méziat : Chaque festival a été une réussite. On aurait pu, on aurait dû rebondir, inventer, mais les partenaires n’étaient pas intéressés. En substance, le discours que l’on nous tenait, c’était « Prenez ce qu’on vous donne et fichez-nous la paix ».

Anne Sorlin : Nous voulions faire de la diffusion. Il était évident que les partenaires n’entendaient pas ce discours. On nous tenait le discours officiel : faites des master-classes, des cours dans les écoles : la politique culturelle des années 80. Nous, nous voulions que les gens viennent par eux-mêmes, pas contraints par des institutions. Nous avons eu des demandes surprenantes et révélatrices : les sponsors voulaient visiter les loges, avoir des dîners avec des musiciens connus…

- Deux conceptions opposées de la musique, en fin de compte ?

Philippe Méziat : On a un projet. Il marche. 200 à 250 entrées par concert pour ce genre d’artistes, c’est un succès. Il crée une dynamique, un rapport entre le public et les musiciens. Ce n’est pas reconnu, pourquoi ? Parce que cela ne rentre pas dans le cadre de ce qui est conçu par les « pouvoirs publics ».

- Faisons-nous l’avocat du diable : pourquoi attendre tout des pouvoirs publics, pourquoi ne pas se tourner vers un mécénat privé ?

Philippe Méziat : S’ils veulent que la culture fasse appel au mécénat privé, qu’ils commencent par l’Opéra ! Cela représente un tout autre budget !

- Votre communiqué du 13 juin parle de « résister encore, mais autrement ». Avez-vous des idées précises ?

Philippe Méziat : Ma lettre à Alain Juppé, publiée sur le site du festival parlait aussi de réfléchir à d’autres choses.

Anne Sorlin : Le festival n’est plus mais nous, nous sommes vivants. Il faut regarder la réalité, réfléchir, prendre du temps pour prendre l’air du temps. Nous n’avions plus le temps de réfléchir, c’est aussi pour cela que nous avons arrêté.