Scènes

Brad Mehldau, chercheur d’art

Nancy Jazz Pulsations 2024 # Chapitre VII - Mercredi 16 octobre, Opéra National de Lorraine : Brad Mehldau Trio.


Brad Mehldau, Felix Moseholm, Jorge Rossy © Jacky Joannès

On l’attendait depuis plusieurs années. Il faut remonter en effet au mois d’octobre 2015 pour retrouver la trace de Brad Mehldau à l’affiche de Nancy Jazz Pulsations, lorsque le pianiste s’était produit en solo Salle Poirel. Il revient cette fois en trio sur la scène de l’Opéra, un écrin à la mesure du talent de ce musicien hors norme.

L’Opéra de Nancy affiche complet pour Brad Mehldau. Rien de bien étonnant tant le pianiste semble aujourd’hui entré dans la légende du jazz. Il est venu avec son nouveau trio dans lequel on retrouve l’Espagnol Jorge Rossy qui fait son retour aux côtés de celui avec lequel il avait travaillé de 1993 à 2006, asseyant de ce fait une réputation internationale. Et c’est une autre génération, en la personne du contrebassiste danois à l’allure juvénile, Felix Moseholm (27 ans), qui entre dans la ronde du musicien au sujet duquel tout a été dit, ou presque. Mehldau, pianiste capable de s’emparer de toutes les musiques, des plus savantes aux plus « populaires » et de les magnifier par une approche virtuose, fluide et introspective. Nancy n’a pas oublié son mémorable concert solo en 2015, dont nous nous étions fait l’écho dans une chronique en forme de lettre.

Au moment de leur entrée, les musiciens semblent loin, Brad Mehldau s’étonnant même d’être installé au fond de la scène et de devoir faire un effort pour discerner le public. On ne connaîtra pas les raisons d’un tel choix qui, au bout du compte, n’aura guère de conséquences sur la bonne tenue de la soirée. Très peu amplifié, le son est naturel et s’avère le parfait vecteur de la musique que le public s’apprête à recevoir, presque avec recueillement, durant un peu plus d’une heure et demie, jusque dans ses moindres détails. Mehldau est à gauche, Moseholm au centre et Rossy à droite. À ce stade, il faut dire qu’il y a autant à voir qu’à écouter : ainsi le jeu du batteur est à lui seul un spectacle de finesse et d’élégance. Jorge Rossy n’est pas un « frappeur » mais bel et bien un coloriste, un musicien de l’attention et de la suggestion. Il semble exister entre lui et le pianiste une relation de nature presque télépathique. Privilégiant les balais, il caresse ses cymbales et ses peaux, son jeu fourmille de mille détails et petites inventions qui attirent le regard. On se demande alors ce que doit ressentir Felix Moseholm : on imagine ce jeune musicien encore étonné d’être là, au cœur d’une telle exposition de talents. Qu’on se rassure, sa contrebasse n’a pas cessé de chanter et de faire vibrer ses cordes, avec discrétion c’est vrai, mais sans jamais faillir.

Brad Mehldau © Jacky Joannès

Et Brad Mehldau dans tout ça ? Un « maître enchanteur », tout simplement. Le plus souvent penché sur le clavier, main gauche donnant le tempo de la marche à suivre, main droite ouverte à toutes les échappées mélodiques et à cette quête introspective qui est la marque du pianiste. C’est un moment magnétique qui se joue, porté dans un premier temps par des compositions de Mehldau (« Say Goodbye », « Impulse Blues », « A Walk In The Park », « Angst » ou « Schloss Hamm ») puis par un appel répété à des mélodies promues au rang de standards (« Estate », « Almost Being In Love », « Young And Foolish »). Le pianiste conclut par une somptueuse coda en solitaire, qui nous renvoie directement à sa venue en 2015.

Deux rappels viendront : ce sera d’abord « Work », une composition de Thelonious Monk et pour finir « Annabelle » de Nat King Cole. L’exigence radicale du premier et la vibration heureuse du second sont ainsi transcendées en deux temps pour conclure une heure et demie en suspension, comme le manifeste d’un véritable état de grâce. Brad Mehldau nous a confirmé s’il en était besoin qu’il était bel et bien un insatiable chercheur d’art.