Entretien

Brigitte Beraha, la voix de Londres

Rencontre avec une improvisatrice européenne de la scène britannique.

Photo : Lena Ganssmann

Brigitte Beraha est l’un des talents majeurs de la scène jazz britannique du moment. De Bobby Wellins à Kenny Wheeler, en passant par Ingrid Laubrock, le London Jazz Orchestra ou encore Chris Laurence… ses collaborations sont multiples mais la vocaliste-improvisatrice-compositrice est encore trop peu connue en France. A l’occasion de la Journée Internationale du Droit des Femmes, une séance de rattrapage s’imposait. #IWD2020

Brigitte Beraha © Laurent Geslin

- Les lecteurs de notre partenaire anglais LondonJazzNews vous connaissent bien mais vous êtes, en France, un secret encore trop bien gardé. Pouvez-vous vous présenter ?

Née à Milan, j’ai grandi en France et chanté sur bien des scènes internationales mais ma carrière musicale s’est surtout forgée en Angleterre où je réside depuis l’âge de vingt ans. C’est à Londres que j’ai étudié la musique, enregistré des albums de standards, de compositions et de musique contemporaine. J’utilise ma voix comme un instrument et chante aussi des textes dans plusieurs langues. J’adore improviser et j’ai la chance de le faire dans des contextes très différents avec des musiciens incroyables tels que Stuart Hall, Ethan Iverson, Yazz Ahmed, Ivo Neame, Huw Warren, Will Gregory, Martin France, Phil Donkin
La transmission est mon autre passion : j’enseigne la pratique du jazz vocal dans plusieurs conservatoires de Grande Bretagne.

- Lorsque vous improvisez, votre jeu et votre timbre très aérien ne sont pas sans rappeler ceux de Norma Winstone, Gretchen Parlato ou encore de Luciana Souza. Une certaine tradition vocale qui vous a influencée ?

Oui, certainement. Norma et Luciana en particulier sont de grandes influences ; tout comme l’approche de Theo Bleckmann et de Sidsel Endresen.
J’ai découvert Norma à l’époque où j’étudiais à la Guildhall Music for Large and Small Ensembles de Kenny Wheeler et le trio Azimuth. J’avais aussi une cassette d’un concert live à la Guildhall de Norma avec John Taylor - la liberté avec laquelle Norma chante dans tous ces différents contextes…

Quand il n’y avait pas de partitions pour le chant, soit je me chargeais de les écrire, soit on les écrivait spécifiquement pour ma voix

Réaliser que je pouvais utiliser ma voix comme un instrument - et bien plus - était parfait pour moi. C’est un peu plus tard que j’ai découvert Luciana Souza. Son approche, son son et un phrasé qui est toujours émotionnellement lié à ce qu’elle chante… c’est aussi une rythmicienne incroyable. J’adore son interprétation du répertoire brésilien et ses compositions. Elle utilise également sa voix dans des contextes plus contemporains, par exemple sur l’album Oceanos d’Edward Simon et de Dave Binney. Un pur joyau que sa voix sublime.

- Au-delà de vos qualités vocales, de nombreux musiciens font appel à votre don remarquable de lectrice à vue. Cela vous a valu d’intégrer d’ambitieux projets tel que l’hommage de 2010 à Kenny Wheeler par le London Jazz Orchestra… Quelle est votre formation musicale ? La voix est-elle votre premier instrument ?

L’utilisation de la voix telle qu’on l’entend dans les grands ensembles de Kenny Wheeler ou de John Hollenbeck me fascine.
Cette passion a commencé à la Guildhall School of Music & Drama où j’ai fait mes études supérieures de jazz. Je faisais partie du big band de l’école et quand il n’y avait pas de partitions pour le chant, soit je me chargeais de les écrire, soit on les écrivait spécifiquement pour que ma voix au sein de l’orchestre soit un instrument à part entière. Un tel contexte m’a permis de perfectionner le déchiffrage et puis, faire partie de l’orchestre de cette façon plutôt que d’être la chanteuse que tout le monde regarde convenait mieux à ma personnalité.

J’ai toujours aimé chanter et jouer, mais je n’ai jamais pensé que c’était quelque chose que je pouvais faire professionnellement. Ce n’est qu’une fois à Londres que j’ai commencé une formation musicale plus sérieuse en tant que pianiste : d’abord au Kingsway College pour apprendre à lire et à écrire la musique, puis au Goldsmiths College où j’ai étudié la composition et la musique classique contemporaine. Là-bas, on a remarqué que j’avais un talent pour le chant et je suis passée au chant classique, puis enfin au jazz.
Après trois années à Goldsmiths, j’ai été acceptée à la Guildhall School of Music & Drama pour étudier le jazz vocal et instrumental. Parallèlement à mes études et après la Guildhall, j’ai commencé à enseigner pour gagner ma vie et je me suis vite rendu compte que cela me plaisait énormément.

Brigitte Beraha © Garry Corbett

- Et vous enseignez désormais dans des instituts de très haut vol : Trinity Laban Conservatoire of Music & Dance, The Guildhall School of Music & Drama, le Welsh College of Music & Drama… Cette intense activité pédagogique nourrit-elle votre pratique artistique ?

Oui absolument, les deux sont très liés. Mes élèves sont tellement doués ! Avec eux je suis aussi l’éternelle étudiante qui continue de vouloir s’améliorer.

- Vous enseignez également en France chaque année dans le cadre du programme de l’Université d’été LoireMusic. Vous y êtes accompagnée par certains de vos proches collaborateurs tel que le pianiste Barry Green…

LoireMusic est un événement fantastique organisé par le batteur Tristan Mailliot. Nos élèves viennent d’Angleterre, de France, d’Espagne et d’ailleurs. L’occasion effectivement de retrouver Barry Green, avec qui je joue beaucoup mais aussi d’autres musiciens et enseignants incroyables comme le pianiste Mike Gorman, le flûtiste Gareth Lokrane ou la bassiste Flo Moore. Un endroit très insulaire mais où le jazz est présent jour et nuit, dans un cadre féerique - recommandé à tous !

- Toujours aux côtés de Barry Green, vous avez concouru au célèbre Crest Jazz Vocal en 2009 (la même année que Chloé Cailleton, nldr). Cela vous a-t-il ouvert quelques portes sur la scène du jazz français ?

Ce fut une belle expérience… il y a plus de dix ans déjà ! Barry et moi-même nous produisions en trio avec Fulvio Sigurtà à la trompette et au bugle. Cela m’a permis de rencontrer les chanteurs Thierry Peala et Laura Littardi qui m’ont merveilleusement soutenue. Crest Jazz Vocal a certainement eu un impact sur moi et bien que je ne joue pas souvent dans l’Hexagone, j’aimerais renouer avec mes racines françaises. Je pense qu’il est plus que jamais important d’agir sur nos connections européennes et internationales, quelles que soient les frontières qui nous sont malheureusement imposées.

la scène jazz dont je fais actuellement partie est encore dominée par les hommes

- Pouvez-vous nous parler un peu plus de Babelfish, projet au sein duquel vous collaborez avec le contrebassiste Chris Laurence ?

Babelfish a commencé il y a dix ans. Barry Green et moi-même, nous voulions un groupe “sans frontières”. Chris Laurence était juste parfait pour le groupe que nous voulions former. Il a joué avec les plus grands (Peter Gabriel, Norma Winstone, Sarah Vaughan, John Surman, etc). Nous voulions jouer la musique que nous aimons, quelle que soit son origine, et Babelfish s’inspire beaucoup du jazz, de la folk, de la musique classique et improvisée. Sur scène, notre musique se fait malicieuse et nous ne savons jamais où elle va nous mener.

On vous retrouve également dans le Debussy Mirror Ensemble du flûtiste Eddie Parker…

Cet ensemble est un mélange incroyable du génie de Debussy et d’Eddie Parker, qui a réalisé quelque chose de très original. Je suis très heureuse d’en faire partie - une autre occasion d’utiliser mon français, mais aussi d’allier ma passion pour le jazz, la musique classique et l’improvisation.

La parité homme-femme au sein de grands ensembles de jazz est en nette progression. En France, la nouvelle direction de l’ONJ innove avec pas moins de quatorze femmes à son bord ! Quelle est la situation en Angleterre et quelle est votre expérience au sein des différents ensembles avec lesquels vous vous produisez ?

C’est fantastique et important de voir que cela se produit au niveau national.
La situation en Angleterre est presque similaire, je crois. En tant qu’enseignante, je constate que de plus en plus de jeunes femmes instrumentistes de jazz passent par le conservatoire, ce qui est extrêmement positif. Cependant, la scène jazz dont je fais actuellement partie est encore dominée par les hommes, et c’est un fait. Cette parité homme-femme s’effectue petit à petit au Royaume-Uni de manière organique et je pense que les programmateurs veillent de plus en plus à respecter un certain équilibre.

Par exemple, lors de la Journée Internationale des Droits des Femmes au Vortex Jazz Club, le London Jazz Orchestra mettra à l’honneur un programme de musique uniquement écrit par des femmes compositrices de l’orchestre, depuis sa création. Je fais partie du groupe, ainsi que la pianiste Alcyona Mick et la saxophoniste Tori Freestone et cet équilibre est similaire dans d’autres ensembles. Le BBC Concert Orchestra compte davantage de femmes mais ce constat est plus fréquent au sein des orchestres classiques que ceux de jazz.

Brigitte Beraha © Nicole Goksel

Quels sont vos projets actuels et à venir ?

Un troisième album (Once Upon a Tide) est sorti il y a quelques mois avec Babelfish et on peut aussi me retrouver aux côtés du contrebassiste Dave Manington dans le sextet Solstice (nouvel album à paraître très bientôt). Je me produis également en duo avec le pianiste John Turville autour d’un projet davantage axé sur les standards.

En tant que « sidewoman », j’ai la chance de pouvoir chanter au sein de différents groupes tous aussi excellents les uns que les autres : je suis actuellement en tournée avec « Criss Cross », le projet de Tori Freestone and Alcyona Mick, et j’enchaînerai bientôt avec le groupe du trompettiste André Cannière. Je continue à me produire avec le Debussy’s Mirrored Ensemble d’Eddie Parker, le Riff Raff de Dave Manington, le nouveau trio de Josephine Davies (‘Orenda’), ou encore au sein du projet ‘Alati’ de Chris Dowding, le quartet de Toby Boalch et toujours, le London Jazz Orchestra.

Pour ce qui est à venir, je suis à la tête d’un nouveau groupe, Brigitte Beraha’s Lucid Dreamers, premier projet sous mon nom en dix ans !
L’aventure a démarré en trio l’an dernier lors d’un concert au Queen Elizabeth Hall dans le cadre du London Jazz Festival. Il s’est ensuite étoffé en quartet avec moi-même (compositions / voix / électronique), George Crowley (sax ténor / clarinettes / électronique), Alcyona Mick (piano) et Tim Giles (batterie / électronique). La sortie de notre album live est imminente.


Cet article est publié en collaboration avec nos partenaires européens LondonJazzNews (UK), Jazzaround (B) et Jazz’halo (NL) pour le International Woman’s Day 2020 #IWD2020.
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