Bruno Ruder, Jeanne Added & Vincent Lê-Quang

Du silence émergent en premier lieu quelques notes déposées par Vincent Lê-Quang, sans véhémence ni timidité. Elles posent les fondements d’une entrée en matière développée en duo par le saxophoniste et Jeanne Added sur « A Flower Is A Lovesome Thing », un thème de Billy Strayhorn. Comme les fleurs en question, la voix de la chanteuse s’épanouit, et dans tous les contextes. Instrument à part entière lorsqu’elle se mêle au souffle de Vincent Lê Quang, elle devient source d’émotion sur les textes, qu’elle interprète avec une pudeur mêlée d’effronterie, et toujours une justesse remarquable. Fait de murmures, de volutes mélodiques et parfois de cris, le jeu de Vincent Lê Quang se love autour des lignes de chant, les introduit, les prolonge, les éclaire.

A l’instar de ces chants mêlés, le piano oscille entre délicatesse et tension. Protéiforme, le jeu de Bruno Ruder alterne séquences martelées avec une grande science du rythme et du contrepoint et des passages plus doux, tout en accords esquissés et phrasés liés, cristallins. Cette faculté de jouer sur la force pour créer une masse sonore instable mais continuellement mélodique, sombre mais traversée de rayons solaires, est évidente. Les trois musiciens profitent de l’élan collectif pour, tour à tour, tendre ou apaiser leur musique. Les sentiments ne sont jamais poussés, tout est joué sans pathos ni surenchère. L’étrange climat de « Now All The Fingers », le soulagement qu’on ressent dans la seconde partie de « Yes Is A Pleasant Country » ou l’abandon suggéré par « Three Things », après une improvisation collective paroxystique, tiennent plus du ressenti que de l’analysable. On imagine qu’ils sont dus à l’interprétation plus qu’à l’écriture, aussi belle soit-elle.

Ces treize pièces sont des sculptures de l’instant. L’instrumentation épurée, sans section rythmique, permet à chacun de s’approprier le silence, qui porte et diffuse le timbre si particulier de Jeanne Added, les injonctions parcimonieuses de Lê Quang et les paysages faussement dépouillés de Ruder. L’équilibre est trouvé. C’est à la fois beau et inquiétant, complexe et dépouillé. Comme si toute note superflue avait été anticipée et éliminée. Comme si chaque intervention était vitale. De fait, les compositions contiennent dans leur écriture même une volonté d’épure qui laisse aux interprètes assez de profondeur de champ pour sculpter leur discours, les nombreuses respirations ne faisant que mettre en exergue la finesse de ces trois propos essentiels et mesurés. Les reprises de standards, au nombre de quatre et toutes superbes, bénéficient d’une relecture qui en extrait la substance. Ainsi « Reincarnation Of A Lovebird », de Charles Mingus, délaisse l’orchestration agitée et le swing de l’original pour une réinterprétation au cordeau posée sur les accords bondissants du piano ; celui-ci devient le personnage principal de la pièce, là où Mingus préférait articuler la narration autour des vents. Héroïne de « Strange Feeling » (Strayhorn/Ellington), Added semble perdue dans un paysage d’Edgar Poe. Joliment minimaliste, au plus près de la mélodie, « A Flower Is A Lovesome Thing », sublimé par le chant et souligné par un saxophone virevoltant ainsi qu’un piano enthousiaste, ouvrent une voie royale à Jeanne Added sur le très réussi « I Could Write A Book », empreint d’un swing élégant.

Ces reprises s’intègrent sans mal dans le répertoire du trio, qui se les approprie sans les dénaturer et en propose des versions personnelles marquées d’un lyrisme sombre. Les notes profondes, la justesse du propos et la sensibilité des musiciens résonnent longtemps après la fin du dernier titre, « Hörreste », poème de Paul Celan mis en musique par Vincent Lê-Quang. Le silence apparaît alors comme la suite logique de Yes Is A Pleasant Country, qui s’écoute comme une confidence et se retient comme un secret. Ce disque magnifique est disponible en téléchargement sur le site du label sans bruit.