Chronique

Camila Nebbia Quartet

Corre el río de la memoria…

Camila Nebbia (ts, elec, fx, comp), Barbara Togander (voc, turntables), Violeta García (cello), Paula Shocron (p, voc, perc)

Label / Distribution : Autoproduction

Camila Nebbia est apparue sur nos radars européens il y a un an déjà. Parfois les choses vont vite : en quelques mois, on a su que la musique de la jeune Argentine allait nous accompagner longtemps [1] ; il y eut Aura d’abord, qui non content de nous présenter une musique mature, très ouverte et radicale, ouvrait notre curiosité sur la scène de Buenos Aires, avec notamment le batteur Axel Filip, compagnon de longue date de la saxophoniste, avec qui elle a eu le temps de nous proposer un joli duo. Au début de l’été, Camila Nebbia, à quelques mois d’arriver en France, a attiré l’attention sur son nouveau quartet, strictement féminin et totalement argentin. L’occasion de plonger tête la première dans une musique écorchée, poétique, et foncièrement nerveuse où la voix de la platiniste Barbara Togander, rocailleuse en diable, vient donner la réplique à un ténor fuligineux où l’électronique et les platines prennent une large part. Il est question de patriarcat et de violence institutionnelle dans ce corps-à-corps acide ; autant dire que les musiciennes, où l’on découvre la pianiste Paula Shocron qui a joué il y a peu avec William Parker, n’ont pas l’intention de rendre les armes.

Corre el río de la memoria sobre la tierra que arrastra trazos, dejando rastros de alguna huella que hoy es número [2] n’est pas seulement le titre d’album le plus long recensé à ce jour, et un pied de nez aux communications huilées. C’est aussi un constat glaçant qu’une saine indignation tente d’organiser en musique. Cela passe par des instants spectraux, où le violoncelle de Violeta García sonde des profondeurs où des voix délivrent quelques écholalies sorties de craquellements électroniques comme des mémoires troublées. Le saxophone de Camila Nebbia fouaille, cherche, dégage l’archet de sa lente boucle pour ouvrir une brèche d’où s’échappe un piano rageur. La colère gronde, la parole se libère dans les puissants clusters et la saxophoniste montre sa célérité et sa rage. C’est sporadique et dévastateur, mais absolument spontané, comme une longue respiration. Un étau qui se desserre à mesure que le jeu de Paula Shocron se fait plus concertant. La musique proposée ici est pleine d’images, parfois assez sombre, sobrement mise en scène par un quartet très égalitaire où le pétrissage de la pâte sonore fait merveille.

Morceau unique aux allures pamphlétaires qui porte le même titre que l’album [3], accompagné de deux échos plus courts, comme des miniatures qui se répètent dans les chuchotis, cette musique est une belle définition et un parfait résumé de la direction prise par Camila Nebbia. C’est une œuvre dure, puissante et fièrement inclassable qui prend aux tripes à peine s’engage-t-on dans ce délicieux vortex qui pourra faire songer à certains partis pris esthétiques entendus dans des univers aussi divers que ceux d’Alexandra Grimal, Raphaël Malfliet ou Cory Smythe. Une chose est sûre, la saxophoniste n’a pas fini de nous surprendre et de nous ravir.

par Franpi Barriaux // Publié le 19 septembre 2021
P.-S. :

[1voir notre interview.

[2qu’on pourrait traduire par « La rivière de la mémoire coule à travers la terre en laissant des traces devenues des chiffres ».

[3Inutile de le copier-coller derechef.