Scènes

Carte blanche à Pierre Durand sur la péniche l’Improviste (5)

Certaines habitudes ont du bon. Aller écouter Pierre Durand dans le cadre de sa carte blanche sur la Péniche L’Improviste, par exemple.


Certaines habitudes ont du bon. Aller écouter Pierre Durand dans le cadre de sa carte blanche sur la Péniche L’Improviste, par exemple. Pour ce cinquième volet, il a réuni son « Roots Quartet », histoire de revisiter plus largement les différents éclairages qu’il a déjà donnés, avec divers invités, de son album Chapter One, Nola Improvisations.

Pierre Durand par Christian Taillemite

Le guitariste a souhaité clôturer sa résidence avec une création : il s’agit de s’approprier en jazz plusieurs thèmes tirés de films américains (ou produits par des Américains) ; elle a été jouée le 14 avril 2013 dans le cadre du festival Jazz et cinéma, et on pourra la retrouver le 26 sur la même Péniche. Mais avant cela, place aux compositions.

Si, jusqu’à présent, il a privilégié les formules intimistes, cette fois c’est un groupe au complet qui se charge d’évoquer son univers unique. Et pas n’importe quel groupe, puisque le Roots Quartet a été lauréat des Prix de groupe et Prix de composition il y a huit ans au Concours international de La Défense. Ce bel exemple de formation soudée sait rendre son jeu compact, sans doute parce qu’elle a beaucoup œuvré dans ce sens mais aussi parce que les musiciens qui la composent semblent faits pour jouer ensemble tant ils se comprennent et s’équilibrent intuitivement. Pierre Durand déploie dans ce contexte les cheminements harmoniques raffinés qui caractérisent son jeu et, visiblement, s’amuse beaucoup à construire au fil de l’eau un matériau musical liant les superbes digressions mélodiques d’Hugues Mayot à la puissance rythmique de l’excellent et très cohérent tandem Guido Zorn/ Joe Quitzke. Le contrebassiste, dont on avait déjà pu apprécier la créativité et la réactivité lors du deuxième volet de cette résidence, nourrit la pulsation tout en jetant de nombreux ponts entre les parties narratives prises en charge par Durand et Mayot. En perpétuel mouvement, ses lignes sont faites de solides motifs joués en haut du manche et de passionnantes escapades dans les aigus, marquées par une science maîtrisée du phrasé. Mais s’il multiplie les sens de lecture, c’est toujours en imbriquant ses propositions dans le jeu personnel de Joe Quitzke, qui lui aussi utilise des couleurs très personnelles. L’utilisation d’ustensiles choisis (comme les frappes métalliques qu’il obtient à l’aide d’une sonnaille de djembé), ainsi qu’un placement discret, mais toujours pensé pour porter les idées des autres ou souligner les flux de l’écriture, font que l’auditeur est sans cesse surpris, happé par ces pulsations inhabituelles. Les bons musiciens savent jouer ensemble. Mais certains sont faits pour ça, et ces deux-là ne cachent pas, quand on évoque ce point avec eux, le plaisir qu’ils prennent à partager ces instants.

Poussé par cette paire et enveloppé par les toiles harmoniques du guitariste, Hugues Mayot apporte sa jolie sonorité aux textures d’ensemble et s’appuie sur les thèmes pour façonner de longues phrases qu’il délivre en volutes plus ou moins compactes, avec un évident souci de fluidité. Il n’use de sa technique que pour susciter ou accompagner des montées en puissance collectives. Son saxophone, chaud et rond comme le ténor sait l’être, s’acoquine régulièrement avec la guitare sur les parties composées (Pierre Durand apprécie les unissons pour leur profondeur de champ), mais aussi au cours des improvisations, l’un et l’autre se renvoyant des segments mélodiques dans des jeux de questions/réponses fondus dans un discours partagé.

Roots Quartet par Christian Taillemite

Féline, la guitare s’amuse avec la musique comme avec une proie facile, tourne autour de ses harmonies pour définir son terrain de chasse, saisit ses thèmes d’un coup de patte, rentre ses griffes pour la laisser filer, puis d’un bond, coupe sa trajectoire et la maintient à sa portée. Seule, elle ronronne, explore, emprunte des chemins déjà arpentés ou part à la conquête de lieux nouveaux. Enfin ses camarades de jeu se joignent à elle ; alors, c’est avec une énergie nouvelle et dans une communion palpable que le quartet interprète les compositions du maître de cérémonie. On en découvre certaines, d’autres nous sont à présent familières : « Les noces de menthe », dont la mélodie entêtante donne ici lieu à de savoureux échanges, ou l’audacieux « Regard des autres », dont la mélodie s’apprivoise comme un standard (même effet qu’« All Of Them », entendu lors du précédent épisode). Egalement au programme, un titre enlevé qui vise à mettre en présence deux amours de jeunesse du guitariste : le blues et Joe Zawinul ; puis ce sera « A bout de souffle », dénonciation par le beau de la course à la réussite qui, chez certains, affadit le goût de la vie, et « Lloré, tu hijo ha muerto », évocation de la zone-tampon entre le Mexique et les Etats-Unis, où le métissage l’emporte sur le cloisonnement.

Le concert est censé se terminer sur ces notes chargées de sens et de soleil, mais le public enthousiaste en décide autrement. Encouragé par des applaudissements mérités, le quartet donne en rappel un avant-goût du prochain et dernier concert de la carte blanche de Pierre Durand avec une version d’« End Title », composé par Lalo Schiffrin pour le film Dirty Harry. Il y aurait bien des choses à en dire, mais nous y reviendrons…