Charlie Jazz, un foyer de résistance
Compte rendu du 26e Charlie Jazz Festival à Vitrolles.
La vingt-sixième édition du Charlie Jazz Festival aura été l’occasion de prouver, si besoin était, que les musiques présentées au domaine de Fontblanche sont plus que jamais marquées du sceau de l’émancipation. Pour une association qui résiste au fascisme depuis presque une trentaine d’années, l’évènement ne pouvait qu’être un foyer de résistance, artistique et politique - et inversement.
- Méandres © Gérard Tissier
Vendredi 5 juillet
Le groupe Méandres propose sur la scène du Moulin un répertoire issu d’une résidence sur le site. En cette avant-veille de second tour des élections législatives où l’extrême-droite est plus que jamais aux portes du pouvoir, leur set prend les contours d’une bande-son dystopique. Les boucles de vibraphone (Uli Wolters, fabuleux multi-instrumentiste, également présent au saxophone ténor et à la flûte) se font capiteuses sur un bourdon de violoncelle (Emmanuel Cremer). Le saxophone alto (Fabien Genais) tisse des mélopées pendant que le sax ténor déroule des incantations.
Les compositions sont autant de cadavres exquis, alternant séquences oniriques et brusques rappels à la réalité. Le violoncelle et le saxophone alto mènent la danse, suggérant des lignes mélodiques et rythmiques au vibraphoniste et saxophoniste ténor, permettant aux deux vocalistes de déployer leurs propos, entre chant doux-amer au service de textes narquois et subversifs, voire punks (Émilie Lesbros) et rap conscient aux atours bluesy (Mike Ladd).
Le maire, Loïc Gachon, cite Nina Simone mais ne s’en fait pas moins siffler par quelques crétins fascisants.
Viennent les discours d’ouverture du festival. Sur la circonscription de Vitrolles, le candidat RN a été élu au premier tour. Le maire socialiste de la commune, Loïc Gachon, cite Nina Simone mais ne s’en fait pas moins siffler par quelques crétins fascisants. Le président de l’association, Franck Tafeani, lui, fera part de sa colère eu égard à la situation politique du pays, rappelant l’engagement indéfectible de Charlie Jazz contre l’extrême-droite : « Nous ne baisserons pas les yeux, nous ne baisserons pas la tête ». Parmi les stands présents, celui du collectif féministe Nous Toutes.
- Marcus Miller © Gérard Tissier
Entre alors sur scène Marcus Miller à la tête d’un quintet de haute tenue. C’est avec « The Sun Don’t Lie » que le groupe du slappeur suprême commence son set, rendant ensuite un hommage à David Sandborn sur « Maputo » avec un beau solo de saxophone alto (Donald Hayes). Si ça groove ? C’est peu dire. Place à un swing pyrotechnique avec « Mr. Pastorius », sur lequel le trompettiste Russel Gunn Jr se lance dans un medley de citations de Miles Davis tandis que le leader délivre une walking-bass féline à souhait. Vient ensuite un poignant « Gorée », que le bassiste, émérite francophone, présente comme une « célébration de l’esprit humain ».
Son solo de clarinette basse est ravageur. « Est-ce que vous connaissez ce morceau ? » demande-t-il au public lorsque le clavier (Xavier Gordon) lance le premier accord de « Tutu », continuant par « voici la basse », avant d’asséner son propos musical. La communion ne serait pas totale sans une interprétation de « Oleo » (Sonny Rollins) incrusté comme un trésor caché au sein de ce monument, brillant de mille feux grâce, surtout, aux interventions du batteur Anwar Marshall. Enfin, « Blast » sera l’occasion pour lui de rappeler, si besoin en était, que le slap c’est lui, et inversement.
- Monty Alexander trio © Gérard Tissier
Samedi 6 juillet
Le pianiste jamaïcain Monty Alexander fête ses quatre-vingts ans. Il rappelle qu’il est né le jour du débarquement en Normandie, ses parents l’ayant appelé Monty en hommage au général américain Montgomery. Comme un cadeau à lui-même et au public, il lance son trio dans un « C Jam Blues » d’anthologie, ne dévoilant le thème qu’à la fin du morceau, après avoir commencé par des basses profondes, évoquant ses racines insulaires - il ne pourra s’empêcher d’esquisser une « Marseillaise »… certainement un symbole de liberté pour cet anglo-saxon octogénaire. Advient alors un reggae jazz, sur lequel il esquisse des traits bop : celui qu’on a surnommé « l’autre Oscar Peterson » n’a jamais renié ses origines « yardies » et a les standards dans le sang - il cite, entre autres, « It Ain’t Necessarly So ». Le trio de jazz se mue en sound-system acoustique, sans perdre de vue l’évocation historique - citation de « God Bless Our King » ! « Exodus » (Bob Marley) précède « James Bond » [1] puis émerge une improvisation sur un tempo bop d’enfer, ainsi qu’un solo de basse amenant le retour au ska.
Luke Sellick se saisit de l’archet pour introduire « La Chanson d’Hélène » sur laquelle le leader s’autorisera une improvisation « chopinesque » virtuose avant de citer « Birk’s Works » (Dizzy Gillespie). Suivront un « Love For Sale » à fort degré de swing qui se terminera dans une coda reggae - le pianiste est l’un des inventeurs de cette musique, on l’oublie trop souvent dans les cercles jazz - sur laquelle Jason Brown déploie un solo de batterie explosif… puis un « So What » à tout berzingue !
Monty Alexander se lève de son tabouret et lance « Day O » au micro : le public répond, évidemment, attendant que l’orchestre joue « Banana Boat Song », ce monument du patrimoine caribéen [2]. Suit un medley Marley. L’orage commence à tonner. Soudain, pendant le dernier morceau, « Agression », l’averse interrompt ce fabuleux concert. Anniversaire pluvieux, anniversaire heureux !
- Walkabout Sound System (Tony Swarez) © Gérard Tissier
Un passage au dance floor s’impose. Tony Swarez est juché en haut de son estafette, avec laquelle il parcourt les festivals européens sous le nom de Walkabout Sound System. Les danseuses et danseurs sont une poignée à se déhancher sous ses pépites swing (Nicole Croisille !) et groove.
Certains musiciens de jazz avaient accepté de jouer pour une manifestation officielle de cette municipalité alors d’extrême-droite. Se reconnaîtront-ils ici ?
Dimanche 7 juillet
Les résultats électoraux sont tombés. On soupire d’aise à Fontblanche pendant que le trio Mowgli termine son set électro-jazz-punk. Un répertoire détonant, cohérent dans sa sauvagerie revendiquée avec le claviériste bidouilleur de sons Bastien Andrieu, le saxophoniste et flûtiste Ferdinand Doumerc et le batteur Pierre Pollet, dont on connaît les aventures au sein du groupe toulousain Pulcinella.
- Poetic Ways © Gérard Tissier
« Poetic Ways », ce soir, c’est « Politic Ways », annonce, jubilatoire, Raphaël Imbert qui rappelle qu’à Charlie Jazz, il s’est éduqué « politiquement et poétiquement », se souvenant d’un débat houleux entre les musiciens qui jouaient pour l’association et ceux qui acceptaient de jouer pour les Mégret [3].
Plus « aylérien » que jamais, le saxophoniste déploie un timbre qui n’appartient qu’à lui, entre puissance et douceur, jouant de la justesse des notes, citant aussi bien « La Marseillaise » que « Mon beau sapin » sur « Spirits Rejoice » - il révèle d’ailleurs qu’Albert Ayler avait découvert l’hymne hexagonal lors de son service militaire en Europe et l’appelait « la Mayonnaise »… Sur « Die Moorsoldaten » (« Peat Bog Soldier » en anglais, « Le Chant des marais » en français), que, dans sa verve volubile et pédagogique, Imbert qualifie de « premier morceau de jazz antifasciste » [4], il embouchera le sax soprano et le sax ténor dans un chorus ravageur aux accents d’alerte.
Celia Kameni, elle, enchante l’auditoire avec sa diction plus que parfaite et des inflexions vocales oscillant entre lyrique cristallin et soul, utilisant parfois une réverbération. Au piano, Pierre-François Blanchard réussit à conserver sa patte swing impressionniste, tant dans les propositions soul et spiritual que dans les incursions free. La rythmique n’est pas en reste, entre le drumming ludique et universel d’Anne Paceo et le jeu de contrebasse félin de Pierre Fénichel.
- Mare Nostrum © Gérard Tissier
Le grain du bugle de Paolo Fresu dissémine des effluves iodés qui croisent les ondes mélancoliques de l’accordéon de Richard Galliano alors que le piano de Jan Lundgren pose les fondations du trio Mare Nostrum, dédié à la Méditerranée comme symbole de l’universel. Les compositions de chacun des membres alternent tout au long du concert. Une spiritualité délicatement swing émerge du jeu collectif, notamment dans les passages de relais entre les solos, jusque dans les séquences d’improvisation collective, pendant lesquelles le pianiste tient les murs de la maison. Encore une fois, quelques notes de « La Marseillaise » - mayonnaise du festival ?