Scènes

Charlie Jazz Festival 2015

Ambrose Akinmusire, Stefano di Battista/Sylvain Luc, Renaud Garcia Fons, Omar Sosa/Paolo Fresu/Trilok Gurtu, Brad Mehldau


Photo G. Tissier

Vitrolles, 3-5 juillet 2015. S’il est un indice de l’excellente santé du Charlie Jazz Festival, c’est bien cet art de donner au public une sensation de nature, dans les notes bleues qui lui sont offertes.

Plus que jamais, la scène sous les platanes du Domaine de Fontblanche aura vibré d’une douce mélancolie. Air du temps écolo ? Greenwashing ? Que nenni ! Si ces trois jours ont été « nature », ce n’est pas parce que la vénérable association Charlie Free a le label éco-responsable mais parce qu’ils nous ont permis de transcender les codes établis du jazz afin de mieux en ressentir les vibrations.

Nature rythmique

Ainsi des polyrythmies du quintette d’Ambrose Akinmusire : le leader conduit ses partenaires sur des cheminements escarpés dont tous se tirent avec brio pour se retrouver, finalement, sur des tempi soul. Justin Brown, batteur décidément voué aux trompettistes (on songe à ses prestations marseillaises avec Avishai Cohen « The Trumpet Player »), se fond dans les mélismes d’Akinmusire pour oser amorcer un solo avec les mains. On note aussi le jeu percussif du pianiste Sam Harris, sur des relances généralement dévolues aux batteurs ! De son côté, en quartet avec Sylvain Luc, Stefano Di Battista ménage, à l’alto notamment, de subtils décalages, des failles temporelles qui nous projettent dans les ellipses du cinéma néo-réaliste italien.

Fanfare Tahar © G. Tissier

Renaud Garcia-Fons, à la tête d’un trio, a su s’adjoindre les services d’un « régional de l’étape » : Stéphan Caracci, batteur et vibraphoniste, une des meilleures pousses de la classe de jazz du conservatoire de Marseille, s’accorde avec le contrebassiste et l’accordéoniste Daniel Venitucci (compagnon de route du leader), pour nous perdre avec délices dans le Paris fantasmé de Garcia-Fons, marqué aussi par un sacré sens… du funk !

Les convulsions rythmiques prennent la forme d’un maelström avec le trio all stars du samedi soir : il fallait bien un « écolococo » de la trempe d’un Paolo Fresu à la trompette pour se fondre avec naturel dans la joute entre Omar Sosa au piano et Trilok Gurtu aux percussions. Car c’est bien d’écologie – au sens de « langage de la nature » - et de communisme (primitif) dont il est question ici : appropriation collective des rythmes balancés par l’un ou par l’autre, incessant partage entre oxymores méditerranéens du trompettiste (rage et calme), flamme caraïbe du pianiste et fougue asiatique du maître indien ès tablas. Un duo d’impros buccales des plus percussives telle une « battle » entre ces deux derniers, parachève l’édifice, donnant le signal de l’insurrection des sons naturels contre la médiocrité des artifices.

Pourtant la sobriété swing de Jeff Ballard, aux drums dans le trio de Brad Mehldau ramènera le festival à sa juste valeur rythmique : le chabada imperturbable de celui qui accompagna notamment Ray Charles - on connaît les exigences du maître en la matière - nous ramènera en guise de final aux sources de la great black music, fût-elle jouée par des blancs. Cette division ternaire du temps qui donne toute son étrangeté au jazz atteint, grâce à ce maître ès peaux, des degrés insoupçonnés de simplicité et de naturel.

Ambrose Akinmusire © G. Tissier

Mélodies natures

Le Charlie Jazz Festival est un événement où l’on chante. La trompette polyphonique d’Ambrose Akinmusire soutient un discours empreint de rage mélancolique qui sied parfaitement aux revendications sociales de ce jeune afro-américain. Ainsi sur « As We Fight », ce n’est pas tant un hymne qui retentit qu’une salve de feulements glissant vers un growl sublime : c’est du blues.

Puis, sur le second thème, les envolées musicales du trompettiste se fondent dans le feuillage des platanes : dans cette nature naturée, la mélodie impose le respect des éléments. Quant au contrebassiste Harish Raghavan, il sert d’autant plus le jeu collectif que son introduction en solo sur le troisième thème proposé s’apparente à… un appel de trompette ! On saura gré à Stefano Di Battista d’alterner entre alto et soprano, mais c’est grâce au violoncelle, joué avec maestria par le batteur Pierre-François Dufour, que le groupe emprunte la voie du romantisme . Quant à Garcia-Fons, il délaisse les mélodies méditerranéennes auxquelles il nous avait habitués pour les ritournelles de la chanson française, sans forcément laisser le thème à l’accordéoniste, ce qui, pour le coup, eût été trop franchouillard !

Omar Sosa, Paolo Fresu, Trilok Gurtu © G. Tissier

Passons au trio all stars du samedi soir : Omar Sosa, sans forcer sa virtuosité, recherche des intervalles improbables, pendant que Paolo Fresu se lance dans des déclamations de trompette et que les tablas de Trilok Gurtu fondent l’ensemble dans une union d’Orient et d’Occident. Quant à Mehldau, il sait jouer avec les codes du maniérisme que d’aucuns osent lui reprocher : ses interprétations des thèmes sont lumineuses dans la nuit vitrollaise, qu’il s’agisse d’une adaptation de Brian Wilson – pop quand tu nous tiens -, « Till I Die », ou de l’éternel « Si tu vois ma mère » de Sidney Bechet, la Californie et la Louisiane se fondent dans l’extrême légèreté et dans la précision obsessionnelle du jeu du pianiste. D’autant plus que le thème de Bechet est d’abord exposé par Larry Grenadier, contrebassiste canadien dont la maestria n’est plus à prouver. Ballard, lui saura utiliser toute la texture de la batterie (peaux, bois, métal), pour faire chanter l’instrument, le ramenant au rôle naturel d’une voix.

L’harmonie c’est naturel

Ah, cette pédale sur l’intro d’un morceau du quintet d’Akinmusire... ces tentations orchestrales d’un jeune maître qui sait se mettre en retrait, propulsant l’ensemble du groupe depuis l’arrière-scène... Et qu’ils étaient étranges les sons de la guitare de Sylvain Luc, jonglant avec les univers filmiques... Quant au trio de Garcia-Fons, c’est bien à l’accordéon qu’est dévolu le rôle d’arbitre entre la contrebasse et la batterie, voire le vibraphone : de cette joute, seul le jazz sort vainqueur. Dans le trio Sosa/Fresu/Gurtu, ce sont plutôt les basses jouées au Fender Rhodes qui donnent de la profondeur de champ au répertoire, offrant au moins aux protagonistes l’occasion d’être d’accord sur leurs désaccords. Pour autant, l’usage modéré de blue notes dans les impros de Mehldau sur les thèmes pop offrira une belle conclusion au festival, prouvant que la jazzification ne peut se passer de ses racines. Pour preuve, ce « West Coast Blues » en fin de rappel. Idiome commun à tous les artistes du festival, le blues dans ses multiples déclinaisons – du crypto-blues d’Ambrose Akinmusire à celui, manifeste, de Mehldau - fait finalement la part belle à la nature du jazz. Non plus une nature naturée, contrôlée, mais une nature naturante, libre.

par Laurent Dussutour // Publié le 1er novembre 2015
P.-S. :

Le Charlie Jazz Festival, c’est aussi une convivialité paradoxalement rurale sur un site péri-urbain, avec fanfares, food trucks plutôt « slow », et surtout des premières parties alléchantes, tel ce nouveau projet du violoncelliste Emmanuel Cremer, toujours soutenu par l’association Charlie Free.