Scènes

Charlie Jazz Festival à Vitrolles. Une cathédrale « monde »

Qu’est-ce qui distingue un festival d’un autre ? Deux leviers surtout : le programme et le lieu. Autrement dit la musique et le comment de l’ensemble, ce qui va mettre le tout en vibration.


Qu’est-ce qui distingue un festival d’un autre ? Deux leviers surtout : le programme et le lieu. Autrement dit la musique et le comment de l’ensemble, ce qui va mettre le tout en vibration. Le succès du Charlie Jazz Festival de Vitrolles, pour sa quinzième édition, tient à la subtile combinaison entre musiciens et conditions dans lesquels ils se produisent. L’écrin du domaine de Fontblanche est exceptionnel, on ne le dira jamais assez. Qui n’a jamais vibré sous la voûte des platanes pluricentenaires ne saurait pas non plus différencier une cathédrale d’un abri de jardin… Sans parler des éclairages – vitraux somptueux – et des sons, bien sûr, aériens, végétaux, heureux. Heureux comme les chanceux venus aussi, ou d’abord, pour le jazz.

Ouverture sur la nef avec « Prism » de Dave Holland © Gérard Tissier

« Charlie » a toujours eu un goût très sûr, composant pour ses trois jours de gloire les plus subtils menus jazzistiques cuisinés par les meilleures toques – Archie Shepp, Michel Portal, Carla Bley, Art Ensemble of Chicago, Enrico Rava, David Murray, Louis Sclavis, Charles Lloyd… et on en passe.

Cette édition n’aura pas dérogé, sinon peut-être par l’ouverture des genres, un peu plus « monde », pour ne pas dire world, avec Dhafer Youssef, oud et chant aux accents tunisiens (voir ci-dessous) ; Elina Duni, chanteuse d’origine albanaise, imprégnée des Balkans ; et Angelo Debarre en sextet manouche. On n’évoque ici que les « têtes d’affiche » [1], alors que « Charlie » continue à s’aventurer en terra incognita : en témoigne un époustouflant quartet d’étranges jazzo-chimistes, La Table de Mendeleïev, révélation du festival [2]

Revenons au début de l’affaire, en ses points saillants, comme ce quartette Prism enlevé par Dave Holland et particulièrement charpenté : Eric Harland (dm), Craig Taborn (p, cl) et Kevin Eubanks (g). Se laisser happer par le magnifique duo contrebasse-guitare aux harmoniques puissantes et subtiles ; résister, en vain, au chant de sirène du piano de Craig Taborn – ici tout en retenue ; ressentir la sécurité rythmique d’Eric Harland – il avait œuvré sur la même scène l’an dernier avec Charles Lloyd. À propos de souffleur, on aurait volontiers accueilli un sax de derrière les platanes, un courant d’air vif… Pas trop le genre de Dave en leader, même s’il a joué avec John Surman, Joe Lovano, Sam Rivers (et Miles Davis). Cordes et peau, credo de ce British dénommé Holland, cet autre pays du jazz complexe et sobre, voire « protestant ».

Dave Holland © Gérard Tissier

Pour avoir bien donné dans l’avant-garde (Corea, Braxton, Altschul), Dave Holland a élargi l’horizon de son jazz ; aujourd’hui, il entraîne un puissant moteur quatre cylindres sur les plus belles routes, où l’on croise encore le mémorable attelage formé jadis avec Pat Metheny, Jack DeJohnette et Herbie Hancock. Sans oublier un trio avec Bill Frisell et Elvin Jones, ni Jeanne Lee et ses sublimes Natural Affinities tant balancées à la chaude contrebasse. On n’en finirait pas… Le temps passe, on se souvient des plus grands. Comme de ceux-ci, passés par le Charlie Jazz de Vitrolles.

Pour la soirée du samedi, la programmation jouait la carte de la world music, appellation quelque peu fourre-tout qui traduit ici, l’ancrage du jazz dans des musiques « natives », des Balkans à la Méditerranée.

La chanteuse albanaise Elina Duni ouvrait les festivités avec un trio de Suisses plus que doués. Il faut dire que la belle a émigré toute jeune – elle parle d’ailleurs six ou sept langues, dont l’impossible dialecte suisse allemand schwizer tutsch… Et si elle mélodise avec grâce, d’une voix grave, sensuelle, des chants « folkloriques » comme on disait avant, de son pays, de Grèce ou de Bulgarie, le trio de jeunes qui l’accompagne – avec le formidable Colin Vallon au piano, Patrice Moret à la contrebasse et Norbert Pfammatter à la batterie – recentre l’ensemble vers le jazz et sa rythmique.
Ils ont déjà enregistré un album chez ECM, et le Prince Manfred ne s’est pas trompé : il leur en a déjà proposé un autre (sortie prévue en septembre). Avec à propos, Elina présente son itinéraire, son « portrait » musical en déroulant le fil conducteur du concert, évoquant des chansons des précédents albums (Baresha en 2008 et Lume Lume en 2010 sur Meta Records).

Elina Duni © Gérard Tissier

Elle a bien conscience que la musique incantatoire et obsessionnelle des ballades est mieux comprise du public - pas toujours aussi polyglotte qu’elle - quand on lui fournit quelques éclaircissements. Il y est question de bergères, de légendes d’au-delà de la montagne, « Kaval Sviri », « Matanë malit »… Une affaire de mémoire et de sensations émergeant progressivement de l’échange entre musiciens. Il y a bien du feu et du soufre dans la voix de cette irrésistible Circé, qui n’a nul besoin de nous attacher aux chaises pour nous faire tomber sous le charme. Une vision décomplexée de la jeune scène européenne. A suivre avec le plus grand sérieux…

En rappel, pour plaire au public français, le quartet choisit une reprise de « La Javanaise » (pour rester dans une certaine couleur exotique) de Serge Gainsbourg, une version étirée, déstructurée finement qui transforme pleinement ce qui pourrait être considéré comme un standard.

Dhafer Youssef © Gérard Tissier

La deuxième partie de soirée s’inscrit dans une certaine continuité stylistique avec le chanteur et joueur d’oud tunisien Dhafer Youssef. S’il baigne depuis toujours dans les chants de l’islam, il s’abandonne volontiers à une certaine philosophie de vie : loin des dissertations ennuyeuses et prétendument savantes sur la question, il s’est inspiré de la tradition soufi pour restituer sa conception du monde en musique, et sa voix très particulière escaladant les aigus de façon surprenante, irréelle par instants, fait beaucoup pour installer le mystère. Il nous entraîne dans un autre univers, reliant Occident et Orient (pour faire court), en harmonie. Ici les sens se combinent aux mots et à la musique pour que s’épanouisse un certain désir. La transe s’installe, sereine et festive, devant un public aux anges. Car la mise en musique rhapsodique des poèmes bacchiques arabo-persans d’Abu Nawas interdit tout intégrisme et tolère certains plaisirs manifestes ; une jouissance acceptée sans complexe. Cet hédonisme respire une impérieuse soif de liberté, dans un tournoiement de sons et de couleurs, sous la voûte des platanes centenaires, cathédrale naturelle où monte dans l’air du soir la voix, souple, assurée, éternelle. Voluptueux et inspiré, charnel et poétique.

Une musique qui naît et se transforme, composée au gré des envies, des rencontres, des opportunités. Le jazz ne s’est pas assoupi pour autant dans les mélopées et ballades du bassin méditerranéen. La rythmique, puissamment enlevée par le batteur Chander Sardjoe – qui pratique un jazz ouvert à toutes les formes musicales, aussi bien dans la nébuleuse Kartet qu’avec le trio de Mathieu Donarier Optic Topic – et le contrebassiste canadien (du XIIIe arrondissement parisien) Chris Jennings ravive les couleurs de cette tapisserie orientale. Le pianiste slovène Kristian Randalu n’est pas le dernier à en faire chatoyer les motifs. C’est toute l’alchimie de cet échange particulier, fondé sur l’histoire musicale de chaque membre du groupe, « métissé » comme le rappelle avec un plaisir évident le chanteur.

Une mystique à notre goût. Car quelque chose se passe avec Dhafer Youssef, musicien « allumé » du jazz, au sens premier qui, dans un langage accompli, dégage une aura particulière, avec en toile de fond, la nuit et le ciel réconciliés pour notre plaisir. L’improvisation dans ce cas particulier n’est pas l’art de l’oubli mais aide à une révélation « cosmique » et nous donne un aperçu de la musique des sphères…

Angelo Debarre et son sextette, rejoints par Fiona Monbet © Gérard Tissier
La Table de Mendeleïev © Gérard Tissier

par Gérard Ponthieu , Sophie Chambon // Publié le 30 juillet 2012

[1On ne peut tout passer en revue… mais il serait injuste de ne pas signaler le quartet de Perrine Mansuy (p) emportant dans ses « Vertigo Songs » la voix de Marion Rampal ainsi que Rémi Decrouy (g) et Xavier Sanchez (dm). De même pour le quintette de Fiona Monbet, dont le violon a rejoint en beauté la fin du concert d’Angelo Debarre.

[2Du moins pour les happy few du concert de l’après-midi ; les autres peuvent télécharger leur disque gratuitement !.