Chronique

Christian Scott aTunde Adjuah

Stretch Music

Christian Scott aTunde Adjuah (tp) + groupe

Label / Distribution : Stretch Records

Pousser le jazz dans ses ultimes retranchements, tel est le défi que se sont lancé le trompettiste Christian Scott et ses acolytes dans cet essai.

L’étirer au risque qu’il casse : c’est notamment le cas des propos rythmiques de l’album, expériences réellement physiques de recherche de mesures improbables soutenues par le batteur Corey Fonville et le percussionniste Joe Dyson, artisans de fondations sans failles, toujours prêts cependant à ouvrir des brèches par où s’écoulent des flots impétueux de rage lourds de sens (« Liberation over Gangsterism » : ce titre est à lui seul une critique des ravages de l’esprit gangsta et un appel à s’en défaire). L’usage de la SPD-SX, que d’aucuns dénigreraient un peu vite comme une boîte à rythmes, alors qu’il s’agit avant tout d’un instrument, pousse le groupe dans des univers électroniques aux confins de la techno, développant un jazz pour les jeunes générations.

Pour autant, l’héritage de Congo Square, cette place de La Nouvelle-Orléans où, le dimanche, les esclaves s’adonnaient à des rituels pour le moins percussifs, est bien là, tel « TWINS » ou ce « Running in 7’s », interlude signifiant joué aux seuls tambours, en hommage à un « chef indien » du carnaval (M. Scott est lui-même le fils d’un tel chef, acteur essentiel d’un rituel dans lequel se recrée indéfiniment l’identité créole de l’ancienne cité louisianaise, notamment dans les rapports entre descendants d’esclaves afro-américains et descendants d’amérindiens). Les percussions pan-africaines sont alors le ciment de l’édifice, conférant à l’orchestre une moiteur toute tropicale et urbaine, en particulier dans les soutiens au pianiste : cet archaïsme dans un son résolument moderne renforce le message de créolisation.

Quant au contrebassiste, Kris Funn, il soutient sans faille les esthétiques rap ou post-rock recherchées, alternant ostinatos syncopés et valeurs longues, sans se défaire d’un bon gros sens du swing dont il fait brillamment preuve dans un duo avec le batteur (" The Corner », rappel de la rue du ghetto, foyer d’origine du jazz), ou encore dans son solo, en particulier sur « West of the West », que le leader assume comme une critique de l’hyper-urbanité de Los Angeles. Sur ce titre, en particulier, le guitariste titulaire, Cliff Hines, use et abuse d’effets fuzz, sur un riff paradoxalement héliotropique : on peut aussi se sentir mal sous le soleil californien, semble-t-il nous dire. De fait, la guitare saturée participe de la quête d’une authenticité contemporaine, accompagnant l’obsolescence des solidarités traditionnelles, comme le suggère « The Last Chieftain », bel hommage aux « Indiens de Mardi-Gras » (encore une fois, ce n’est pas péjoratif !) dont le nom composé du leader est une réminiscence : là, elle est jouée par Matthew Stevens, remarqué aussi aux côtés d’Esperanza Spalding et de Terri Lyne Carrington. Le vibraphoniste, lui, s’impose comme le joker dansant et cool du dispositif. Quant au pianiste, son jeu percussif n’en ignore pas moins le swing, lors de redoutables solos qui sont autant de signes d’orthodoxie jazzistique, jusque dans ses interventions au Fender Rhodes.

On reconnaîtrait bien là les orientations post-modernes d’un Robert Glasper, mais in fine ce sont les vents qui mènent la danse : à NOLA on n’oublie pas les racines latines des notes bleues. Et si le trompettiste leader a fort à faire dans la coordination de l’ensemble, il sait mener une redoutable section avec sax alto et trombone, ou, plus encore, forme un couple de danseurs avec la formidable flûtiste d’à peine 20 ans, Elena Pinderhughes, repérée notamment sur le second album d’Ambrose Akinmusire. Christian Scott n’en reste pas moins un maître soufflant, alternant ritournelles romantiques et prises de risque, sans jamais se départir d’un sens du récit propre aux grands jazzmen, tel un Clifford Brown post-moderne qui aurait intégré les codes du rap, de l’électro et du rock. Il y a toujours dans son jeu comme un voile pudique sans fausse modestie, signe de respect pour ceux qui l’ont précédé, comme pour ses contemporains ou même pour ceux qui sont à venir.

par Laurent Dussutour // Publié le 12 février 2016
P.-S. :

Avec : Elena Pinderhugues (fl), Braxton Cook (as), Corey King (tb), Cliff Hines (g), Lawrence Fields (p, elp), Kris Funn (b), Corey Fonville (dm, SPD-SX), Joe Dyson Jr. (perc, SPD SX), Matthew Stevens (g), Warren Wolf (vib)