Entretien

Christiane Bopp

Sur la pointe des pieds dans le monde du jazz

Parmi les improvisatrices actuelles, la tromboniste Christiane Bopp est certainement l’une de celles qui ont le plus de choses à dire. Musicienne baroque réputée, joueuse de sacqueboute, elle est arrivée presque sur la pointe des pieds dans le monde du jazz et de la musique improvisée grâce à l’instinct de musiciens comme Dominique Pifarély ou Joëlle Léandre. Elle s’y est désormais construit une place à part, forte et créative. A l’occasion de la sortie de son remarquable solo Noyau de Lune chez Fou Records et de sa future collaboration à l’ONJ de Fred Maurin, nous avons rencontré cette musicienne passionnante.

Christiane Bopp © Jeff Humbert

Christiane Bopp est issue d’un milieu populaire alsacien dans lequel on allait au concert et au musée en famille et où l’on écoutait de la musique à la maison. Son grand père paternel a joué du violon et de la batterie, sa mère étant jeune a joué du violon et un grand-oncle jouait de la trompette dans l’orchestre des mines de potasse. Christiane se situe dans cet héritage musical familial.

S’ensuivent des études de trombone classique jusqu’au CNSM de Paris. Elle découvre la musique contemporaine en jouant dans les concerts « jeunes compositeurs » à Radio France. Elle continue d’explorer ces répertoires jusqu’à ce jour, collaborant régulièrement avec Ars Nova. En parallèle, après ses études, elle étudie la sacqueboute et joue avec de magnifiques ensembles comme La Fenice (Jean Tubéry), Concerto Vocale (René Jacobs), ou encore Les Talens lyriques (Christophe Rousse). Ces deux styles de musique ont longtemps occupé une place prépondérante dans ses activités. C’est lors de stages avec Jef Sicard et Yves Robert qu’elle découvre l’improvisation. Elle enseigne par ailleurs le trombone au CRR de Poitiers, où elle vit depuis 20 ans.

En 2005, Dominique Pifarély l’intègre dans son ensemble Dédales. Depuis elle participe comme side-woman à de nombreux autres projets – les plus marquants étant Chroniques de la Mer Gelée et Real thing 3 de Marc Ducret ainsi que le Tentet de Joëlle Léandre-, et fait de nombreuses rencontres improvisées sur scène (Jean-Luc Cappozzo, François Corneloup, Sylvain Kassap, Toma Gouband, Hélène Breschand, Jean-Marc Foussat, Maggie Nicols…). Elle développe aussi depuis quelques années des projets personnels. Tout en restant active dans les musiques anciennes, l’improvisation et la création sont désormais au cœur de sa démarche. Christiane Bopp le résume ainsi : « J’aime être créatrice de musique, ou interprète de celle des autres en apportant ma touche personnelle, et en tout cas prendre part à la création d’aujourd’hui »


- Depuis de nombreuses années, vous incarnez le trombone dans la musique improvisée française. Quelles sont vos influences ?

Je parlerais plutôt d’empreintes au travers de musiques que j’ai jouées, empreintes qui sont présentes et actives en moi, et laissent leur traces dans mon jeu et ma personnalité musicale : celles de Dominique Pifarély, Joëlle Léandre, Marc Ducret, Martin Matalon, Luciano Berio, Pascal Dusapin, Olivier Messiaen, Monteverdi, les compositeurs italiens et français du XVIIe siècle.

Et des musiciens qui m’inspirent à les écouter, Albert Mangelsdorff, George Lewis, Jean-Luc Cappozzo et Joe McPhee et toute sa poésie possible autour de quatre notes. Enfin je dois parler de Stravinsky qui est pour moi un modèle particulier en raison de l’immense variété de son œuvre, qui évolue dans des styles complètement différents. C’est un modèle qui me parle.

- Comment avez vous choisi le trombone ?

J’ai commencé la musique à 9 ans dans l’école de musique de l’orchestre d’harmonie de Lutterbach, la commune ou j’habitais, en Alsace. Nous, les petits, avions l’occasion de regarder les répétitions de l’orchestre et j’ai flashé sur le trombone. Il y a eu quelques doutes quand j’ai annoncé mon choix, à cause de mon petit gabarit - depuis, j’ai gagné quand même un peu de terrain, surtout en largeur -, mais c’était vraiment le trombone qui me plaisait alors j’ai commencé et j’aimais beaucoup travailler mon instrument.

- Vous avez joué avec le clarinettiste Jean-Luc Petit, qui a une approche très plastique de la musique. Est-ce également votre approche de votre instrument ?

Jean-Luc Petit déploie en effet une musique à laquelle correspond parfaitement le terme « plastique ». Dans le double sens du mot. D’un côté il crée de véritables tableaux sonores, que je perçois très statiques en même temps qu’expressifs et évocateurs (comme dans son très beau solo), et il le fait en poussant le matériau sonore jusqu’à sa limite.

Dans mon jeu, il y a quelque chose du même ordre, qui coexiste avec avec une autre veine, celle-là faisant appel beaucoup plus à un discours linéaire et parfois expressionniste. Avec Jean-Luc, je creuse la dimension contemplative et assez épurée qui fait partie de mon expression aussi… Je crois que chaque rencontre musicale fait aller à la découverte du langage musical et de l’énergie de l’autre, tout en gardant son identité et son vocabulaire propre. Il s’opère dans le moment présent une sélection compatible avec le jeu et la proposition de l’autre. C’est ainsi que le duo révèle un territoire singulier, parce qu’on sélectionne de façon singulière, en puisant dans son propre langage. Avec Jean-Luc, nous sommes sur le registre du travail des textures, de la lenteur souvent et d’un certain dépouillement.

Ma représentation de l’improvisation est une recherche de pertinence instantanée

- Le souffle, l’écorce, la salive, mais aussi les débris d’orgueil et le noyau de Lune : vous vous revendiquez également de la matière. Est-ce important dans votre conception de l’improvisation ?

Quand j’improvise, j’ai toujours le mouvement de mêler des timbres différents, quel que soit le contexte, soit à l’échelle de pièces entières comme sur le solo Noyau de lune, soit de manière très serrée à l’intérieur du phrasé . On peut considérer en effet que ce sont des alliages de matières avec des mélanges plus ou moins dosés - avec un entrecroisement des plans sonores aussi - qui, par l’emploi des sourdines et autres techniques, peut se décliner en « tout devant, devant, derrière ».

Ce sont deux éléments principaux de mon langage d’improvisatrice : la matière joue donc un rôle important, se combinant avec la notion d’énergie et de rythme. Après, ce n’est pas consciemment décidé de ma part. Je constate que c’est ainsi en considérant ce que je fais, mais c’est advenu par un travail de sélection sonore et pas du tout dans une démarche conceptuelle. Ma représentation de l’improvisation, en gros, c’est une recherche de pertinence instantanée, pour faire surgir quelque chose d’expressif musicalement, et éventuellement de beau, et surtout de poétique et finalement de construit, et je crois que je pense cela comme du contrepoint. Contrepoint avec le langage des autres dans le jeu à plusieurs (ça, pour moi, c’est évident ) et éventuellement contrepoint dans le maillage des timbres en solo.

Christiane Bopp © Christian Taillemite

- Noyau de Lune est votre premier album solo. Comment conçoit-on un solo au trombone ?

Je savais que j’avais plutôt envie de faire un solo constitué de plusieurs pièces très caractéristiques en terme de caractères et de timbres. J’avais envie aussi d’utiliser l’instrument de manière étendue, c’est à dire en utilisant la voix avec le trombone, mais aussi en détournant les parties et accessoires de l’instrument (embouchures, sourdines) qui à mon sens font encore partie de celui-ci. J’ai travaillé en m’enregistrant et en réécoutant. La mémoire fait son travail, un tri s’opère, le solo a pris forme dans le sens d’un possible enchaînement de pièces différentes sur 40 minutes. Pièces contrastées, car pour moi un climat appelle ensuite son opposé.

Le solo juxtapose ainsi des pièces de « matières » et d’autres avec une veine plus mélodique. J’ai pris mes marques aussi sur la gestion de l’énergie physique, qui s’opère sur le passage d’une intensité à l’autre. Cela correspond également à la notion de plans sonores : ceux qui sont du registre de l’intériorité, ceux qui relèvent de la « conversation », et ceux qui relèvent du cri ou de l’exclamation.

- Depuis quelques années, vous travaillez avec Jean-Marc Foussat. Comment considérez-vous son apport à votre musique ?

La rencontre avec Jean-Marc Foussat est importante pour moi. Il a édité L’Écorce et la salive, duo de Jean-Luc Petit et moi-même, ainsi que mon solo Noyau de Lune . Et aussi le quartet Barbares, avec Jean-Marc Foussat, Jean-Luc Petit, Makoto Sato et moi. Il soutient ma démarche et ma musique : c’est précieux ! Quand nous jouons ensemble, j’ai souvent la sensation que la musique de Jean-Marc est comme un flux puissant qui pousse vers l’avant, ça donne un ressenti de la force du temps qui avance de façon inexorable.

C’est une musique qui me donne souvent des sensations visuelles : couleurs, éclairs, étincelles, éblouissement, obscurité. Mais aussi, qui superpose volontiers des couches hétérogènes et m’évoque une image musicale du rêve ou de la vie psychique où cohabitent à la fois des lames de fond, des fulgurances et un tas de choses en même temps dans une épaisseur expressive en elle-même. Cela n’empêche pas la plus grande finesse, comme par exemple dans les CD À la face du ciel avec João Camões, qui est un de mes disques préférés .

- Vous êtes également une instrumentiste reconnue dans la musique ancienne, où vous jouez de la sacqueboute, valeureuse aïeule du trombone. Y a-t-il des ponts entre ces musiques ? Votre musique personnelle s’inspire-t-elle de ces vivants vestiges du passé ?

En effet il y a beaucoup de musiques, baroque, renaissance ou médiévale, dont la structure des thèmes sur un plan rythmique, mélodique, harmonique, contrapuntique, se prête superbement bien à des interprétations nouvelles, dans une sensibilité proche du jazz. Le phrasé peut être différent, l’instrumentation aussi, parfois un arrangement nouveau. Ces musiques beaucoup moins figées dans une instrumentation à l’époque, et issues d’un temps ou les compositeurs rattachaient plus leur œuvre à une fonction donnée (danse, liturgie, événement officiel) qu’à l’expression de leur personnalité, doivent pouvoir circuler et vivre leur vie.

Quand j’écris de la musique, c’est de manière contrapuntique, par imprégnation.

Pour ma part, je suis assez habitée, en effet, par l’interprétation des musiques du XVIIe siècle en particulier. Je le repère dans mon phrasé. Quand j’écris de la musique, c’est de manière contrapuntique, et cela me vient de là aussi, par imprégnation.

- Que pensez-vous des projets de plus en plus fréquents qui mêlent jazz et baroque ? Est-ce une voie dans laquelle on pourrait vous retrouver ?

A côté de la démarche de recherche d’interprétation historique qui est importante, il peut y avoir une relecture, une réappropriation de ces musiques. Parfois même une simple juxtaposition entre créations et « reprises » baroques dans un programme. Pour ma part, j’ai glissé un morceau de musique ancienne dans le trio les Cannibales que je formais avec Julien Padovani au piano et Vincent Boisseau à la clarinette, et un autre dans le programme de mon quartet Tenements of Clover. J’ai pas mal de répertoire renaissance ou baroque « qui marche » ; j’ai des idées, précises… à voir dans le futur ce que j’en ferai.

- Beaucoup d’entre nos lecteurs vous ont découverte dans le tentet de Joëlle Léandre. Vous avez participé au Dédales de Dominique Pifarély. Le large orchestre est-il important pour vous ?

Les ensembles cités, Dédales de Dominique Pifarély et le Tentet de Joëlle Léandre, ont été des projets particulièrement importants pour moi. Ils m’ont l’un et l’autre donné un puissant élan. J’ai beaucoup profité de l’immersion qu’on a dans l’univers d’un musicien en jouant sa musique. Ça a été une expérience forte de jouer avec Dominique Pifarély, avec Joëlle Léandre. J’ai capté des choses, dans leurs écritures musicales respectives, très différentes l’une de l’autre, relatives à la forme, à l’équilibre, à l’orchestration, à la liaison entre écriture et improvisation. Ce sont des écritures puissantes !

Il se trouve que ces projets étaient des formations plutôt grandes… Je ne suis pas spécialement attachée au grand ensemble, mais je trouve important qu’ils existent, pour créer de la musique avec ces formats-là, sans se laisser arrêter par les problématiques d’organisation, de financement, de diffusion qui sont plus compliquées. J’ai eu l’occasion de jouer dans d’autres larges formations aussi diverses que le Lobe de Claire Bergerault, Le Maxiphone de Fred Pouget, ARBF de Yoram Rosilio.

Jean-Luc Cappozzo et Christiane Bopp © Christian Taillemite

- Vous allez participer à l’une des formules de l’ONJ de Fred Maurin. Est-ce une nouvelle reconnaissance de l’apport de la musique improvisée non idiomatique à la grande famille du jazz français ?

Je pense que Fred Maurin, qui a l’habitude d’incorporer beaucoup d’apports dans ses projets, notamment Ping Machine, souhaite un ONJ riche de diversité. Je pense que la musique improvisée non idiomatique y a sa place. En me sollicitant, il sait qu’il peut faire appel à mon identité d’improvisatrice, mais aussi à mon expérience de musicienne dans sa globalité : cela inclut mon expérience de la musique écrite, dans des écritures très ouvertes aussi bien qu’extrêmement précises. Je suis très heureuse de participer à cet ONJ, de travailler avec Fred Maurin, pour la première fois. Ce sera ma première rencontre musicale avec presque tous les musiciennes et musiciens de ce projet, et je m’en réjouis.

- Est-ce que la direction d’un orchestre vous tente ?

Ça me plairait de développer un projet en leader d’un grand orchestre, lorsque je serai prête à le porter en terme d’organisation, de diffusion - cela nécessite un ensemble de conditions. En revanche je suis d’ores et déjà prête et très intéressée à écrire pour des formations déjà existantes, dans le monde des musiques créatives mais aussi des orchestres d’harmonie, brass band, symphonique…

- Quels sont les projets à venir de Christiane Bopp ?

En mai prochain je vais à Chicago jouer avec Rob Frye, Dan Bitney, JayVe Montgomery et Simon Sieger dans le cadre de The Bridge, expérience fantastique, excitante, importante, en attendant la tournée en France qui viendra après ! Ceci grâce à la formidable énergie et au travail d’Alexandre Pierrepont, Nader Beizaei et Johan Saint.

D’autre part dans mes projets, il y a les formations récentes : le trio que je forme avec Denis Charolles et Sophia Domancich né dans l’émission A l’Improviste d’Anne Montaron l’an passé et qui continue, le duo avec la percussionniste Nuria Andorra qui a vu le jour au festival Ad Libitum à Varsovie, un autre trio avec Jean-Marc Foussat et Emmanuelle Parrenin, un autre encore avec Jean-Luc Petit et Nicolas Souchal… Et puis les projets déjà bien lancés : Tenements of Clover, mon quartet avec Charlène Martin à la voix, Simon Bessaguet au cor et Romain Bercé à la batterie, sur des poèmes d’Emily Dickinson dans lesquels on croise l’Abeille [1].

Un autre projet en dialogue avec un artiste majeur disparu est le ciné-concert Meshes of Times, sur des court métrages de Maya Deren et Alexander Hammid, conçu et joué avec Lucie Mousset, musicienne qui a aussi une expérience de réalisatrice de films d’animation et donc un regard « de l’intérieur » sur le cinéma.
Je cite encore jusqu’à la mer, avec Hélène Breschand et Basile Chassaing, le tout dans une installation lumineuse.

Enfin, il y a Barbares, avec Jean-Marc Foussat, Jean-Luc Petit, et Makoto Sato.
Et à côté de ces projets personnels ou collectifs, je suis heureuse d’être side-woman dans l’ONJ de Fred Maurin, le tentet de Joëlle Léandre , mais aussi dans le sextet de Charlène Martin Songs for Six , l’ARBF de Yoram Rosilio, Kalkofen de Benjamin Duboc, avec Sylvain Kassap et Toma Gouband. Je souhaite enfin jouer en solo et continuer de vivre des rencontres musicales improvisées, et préparer de nouvelles choses.

par Franpi Barriaux // Publié le 23 décembre 2018

[1« Imiter Sa vie serait /Aussi impossible /Que fabriquer avec Nos Menthes imparfaites », un poème de Dickinson, NDLR.