Ciardelli - Drago - Strano

Ne rien s’interdire, voilà le maître mot de Shake Your Duty, orienter l’acte musical dans des territoires où l’absurdité côtoie la virtuosité, deux éléments clés chers à Frank Zappa. La plus belle des dédicaces à rendre au génial moustachu n’est pas celle qui reprendrait stricto sensu ses compositions, et encore moins dans un format musical traditionnel. Anaïs Drago l’a compris, qui voue un culte à la musique du maestro américain dont l’ouverture d’esprit lui permettait de mêler des fulgurances hendrixiennes aux soubresauts du country et au sérialisme de Pierre Boulez.

Et le jazz dans tout ça ? On le sait, Frank Zappa l’avait prédit il y a très longtemps avec sa citation empreinte de lucidité : “Le jazz n’est pas mort, c’est juste qu’il dégage une drôle d’odeur.” Shake Your Duty en est le porte-parole. Le claveciniste et compositeur baroque Domenico Scarlatti et l’intangible Wolfgang Amadeus Mozart n’auraient pas imaginé que leurs compositions puissent côtoyer « Baby Snakes » ou « Your Mouth ». Ce défi relevé par Valentina Scheldhofen Ciardelli, Anaïs Drago et Riccardo Angelo Strano est remarquable, ils ne concèdent rien aux formes musicales prévisibles et laissent amplement ressurgir leurs racines identitaires. C’est bien l’italianité qui irradie cet album chaleureux et qui trouve un équilibre dans les interventions vocales et la partition savante. Shake Your Duty peut s’interpréter comme un clin d’œil appuyé au compositeur et violoncelliste du XVIII^e siècle Francesco Zappa qui fut remis au goût du jour avec l’enregistrement de ses œuvres au Synclavier par Frank Zappa.

En ouverture du disque, « Ammore, Brutto Figlio de Pottana » peut surprendre, tant la thématique orchestrale colle à la musique baroque. Ce choix est judicieux car il permet de se familiariser avec la voix de contre-ténor de Riccardo Angelo Strano qui s’immiscera rapidement dans les pièces zappiennes. Quand au titre de cette pièce, un rien provocateur, il nous rappelle que Frank Zappa parlait lui aussi parfaitement l’italien, en témoigne « Questi cazzi di piccione » paru sur The Yellow Shark. La sonorité de la contrebasse de Valentina Scheldhofen Ciardelli, experte de l’univers poétique de Giacomo Puccini, se fond dans les pizzicati du violon d’Anaïs Drago, toujours flamboyante. « Sofa N. 2 » nous rappelle que lors de la sortie de « One Size Fits All », les rockeurs s’étaient familiarisés avec le mélange des langues anglaises et germaniques, le chant mirifique de Riccardo Angelo Strano y est admirablement soutenu par les chœurs des deux musiciennes.

Les bonnes surprises s’enchainent, « Moggio » superpose des dissonances tout en privilégiant les ruptures rythmiques, « Planet of the Baritone Women », avec ses accents yodel, n’oublie pas de mettre en évidence des contrastes mélodiques. L’une des pièces maitresses de l’album orchestral The Grand Wazoo, « Cletus Awreetus - Awrightus », brille ici par ses trouvailles harmoniques.

La haute technicité vocale du contre-ténor Riccardo Angelo Strano, rodé aux partitions ardues de Carmina Burana de Carl Orff et du Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi, se prête superbement à l’interprétation des compositions de Frank Zappa. Shake Your Duty est bien plus qu’un hommage à l’immense guitariste et compositeur qui a marqué la musique du XX^e siècle, c’est un véritable acte d’amour de la part de trois virtuoses éclairés.