Scènes

Contrastes musicaux à Oslo Jazz 🇳🇴

Concerts féconds à l’Oslo Jazz Festival du 13 au 15 août.


C’est au tour de Line Juul de présider l’Oslo Jazz Festival cette année. Ce ne sont pas moins de quatre-vingts concerts qui se déroulent sur sept journées intenses. Le programme fait la part belle aux musicien·ne·s scandinaves, mais l’apparition d’Arooj Aftab était très attendue par un public norvégien toujours avide de musiques venues du sud.
Le musée Munch, Cosmopolite, Nasjonal Jazzscene Victoria, Blå, Herr Nilsen, Universitetets Aula, Becco, Den Norkse Opera & Ballett, Sentralen, Juret, l’île Gressholmen, Sentrum Scene, Frogner Kino, tous ces lieux quels que soient leur taille ou leur mode de fonctionnement méritent d’être cités et mis sur un pied d’égalité. Tous ont donné un égal plaisir à un public exigeant. Les jeunes talents ont également toute leur place grâce à l’opération Kids in Jazz 2024 qui voit se produire une centaine de musicien·ne·s originaires de douze pays. Autre moment attendu, le Prix décerné par l’USBL Jazz Talents attribué à la pianiste Anna Ueland qui a fait ses preuves avec le quintet Science Fair tout autant qu’avec les groupes d’Emil Bø, Vårknipa ou Monstera. Nul doute que cette instrumentiste qui vit à Trondheim va continuer à faire parler d’elle ; elle sera d’ailleurs invitée pour donner un concert lors de l’Oslo Jazz Festival 2025.

Quoi de mieux pour commencer que de retrouver la salle remplie à ras bord du Herr Nilsen où la bière coule à flots ? Le trio de la guitariste Hedvig Mollestad démarre en trombe. Les saturations et le maniement judicieux de la tige de vibrato de sa guitare confèrent une identité originale à cette musicienne qui sait comment faire monter la tension. Une forme d’attente quasi insoutenable gagne les deux partenaires qui embraient sur des rythmes binaires. Le batteur Ivar Loe Bjørnstad fait partie de la lignée d’une famille d’artistes avec ses sœurs Marit, danseuse et Ingebjørg, chanteuse. Le penchant pour le rock psychédélique américain convient parfaitement à la frappe sèche et efficace de ce percussionniste qui cite Bill Frisell comme source d’inspiration. C’est Ellen Brekken qui subjugue l’auditoire, le mot pulsation prend tout son sens lorsqu’elle empoigne sa basse et électrise le premier rang qui entame une danse truculente.

Veslemøy Narvesen © George Kurian

Quel endroit magique que le Nasjonal Jazz Scene Victoria. Emil Bø présente Not Normal, sa création luxuriante pour septet. Ce moment restera gravé pour le public présent tant les combinaisons musicales judicieuses et l’accentuation des surprises de taille vont se succéder. L’unité rythmique composée de trois jeunes femmes soudées - les deux saxophonistes complémentaires, le vibraphone d’Åsmund Waage utilisé avec un sens du rythme soupesé et les claviers qui ne cessent d’apporter des transfigurations - voilà la recette géniale qu’a conçue Emil Bø. Anna Ueland, tout juste honorée par le Prix USBL Jazz Talents, est l’alchimiste de choix, des couleurs inusuelles et l’imprégnation d’atonalité surgissant de ses synthétiseurs alimentent le discours prolifique d’Emil Bø. Les saxophonistes Heidi Kvelvane et Eirik Hegdal contribuent à étirer leurs sons qui épousent les effets électroniques. Mention spéciale à Kertu Aer à la contrebasse et à Veslemøy Narvesen qui démontre avec son intervention soliste que sa frappe minimaliste est d’une rare efficacité, digne héritière de Paul Lovens.

Maridalen, formation qui s’est fait remarquer avec trois albums très réussis, incarne à la perfection le concept de musique écologique. Leur prestation en plein air sur une île au large d’Oslo avec ses airs mélancoliques, a procuré un sentiment unique au public qui avait fait l’effort de prendre un bateau et de marcher sur les sentiers pour rejoindre les musiciens. La paire Anders Hefre au saxophone et Jonas Kilmork Vemøy à la trompette installe l’identité particulière de ce groupe. Rødland Haga va droit à l’essentiel avec son jeu épuré à la contrebasse, et le batteur Erland Dahlen construit des schémas percussifs qui soulignent les phrasés harmoniques. Son utilisation d’une batterie antédiluvienne renforce l’impact émotionnel produit par Emil Brattested, créateur d’ambiances à la pedal steel guitar. Une pluie fine est tombée lors du concert, ce qui a décuplé le plaisir d’écoute dans cette forêt de résineux, loin de toute urbanisation.

Dans ses interventions solistes, le guitariste donne une impression d’imprévisibilité qui captive l’auditoire.

Sur la scène Festsalen du Musée Munch, comparable à la taille du navire projeté sur grand écran, voici la méga production d’Håkon Kornstad, Mid-Atlantic, interprétée avec l’Oslo Jazzensemble fort de quinze musicien·ne·s et avec en invitée la chanteuse Rohey Taalah. Initialement prévu comme une rencontre entre le jazz et la musique classique européenne, ce concert donne lieu à des télescopages musicaux et historiques entre des figures tutélaires telles qu’Art Tatum, Vladimir Horowitz, Duke Ellington ou Sergueï Rachmaninov. Si ces citations sont largement explicitées et visionnées sur grand écran, c’est avant tout la scénographie qui retient l’attention. Deux disques 78-tours mélangent peu à peu leurs mélodies et précèdent le chant entonné par Rohey Taalah à qui incombe la lourde tâche d’unir les différents chapitres musicaux. Les riffs appuyés des cuivres, avec une section de cinq saxophones dont celui du leader Håkon Kornstad, apportent des couleurs similaires aux orchestres de George Gruntz. Les séquences électroniques et au Fender Rhodes précèdent un intermède d’opéra qui célèbre l’Italie avec des réminiscences du travail de Mike Westbrook sur Rossini. Décidément, cet orchestre qui lorgne sur le swing américain n’en demeure pas moins très européen. L’un des moments de grâce se déroule lors de l’intervention poétique du quintet de saxophones par une virtuosité déployée par le baryton. Cette tornade musicale a conquis le public.

Bárður Reinert Poulsen © Anna Rogneby

Flukten ou l’évasion. Ce quartet peut s’écouter inlassablement tant les notes sont idéalement pensées. Hanna Paulsberg suggère, questionne avec son saxophone et fait preuve d’une spontanéité qui ne peut que conduire au bonheur. Elle a trouvé en Marius Klovning son compagnon d’armes, toujours délicat dans ses soutiens harmoniques. Dans ses interventions solistes, le guitariste donne une impression d’imprévisibilité qui captive l’auditoire. Le géant contrebassiste par la taille et le talent Bárður Reinert Poulsen fait des pas de danse en osmose avec Hans Hulbækmo, à la fois batteur et compositeur. Les confrontations entre les membres du quartet témoignent d’une forme de narration exquise. Cerise sur le gâteau : Jonathan Steen Bjørnseth, chanteur ténor et soliste de l’Orchestre Symphonique de Romerike, monte sur scène pour chanter un texte captivant écrit par Hans Hulbækmo. Le public en redemande.

Si elle est devenue la toute première artiste pakistanaise à remporter un Grammy Award en 2022, Arooj Aftab n’en oublie pas le jazz ou, tout du moins, l’art du chant et de l’improvisation. Fort bien entourée par son quartet, elle a donné un concert dans une atmosphère monochrome d’un bleu intense. Si l’inspiration est au sommet lors des chants orientaux, le passage à la langue anglaise et pop procure moins de magie. L’envoûtement se matérialise avant tout lors des puissantes montées d’octaves qui font tomber le public sous le charme. Plusieurs séquences révèlent les influences musicales hindoustani et minimalistes qui épousent à merveille la voix de la chanteuse. Le virtuose demeure incontestablement le guitariste. Ses collaborations avec l’avant-gardiste Iva Bittová et le virtuose Zakir Hussain ont permis à Gyan Riley, fils du compositeur Terry Riley, de développer un style décomplexé et agile qui le caractérise à la guitare. Le public applaudit chaleureusement.

Sissel Vera Pettersen & Trygve Seim © Mario Borroni

L’ultime groupe à se produire est celui du compositeur et pianiste local Kjetil Muledid. Rapidement encensé par la critique qui l’avait comparé d’emblée à Bill Evans ou Keith Jarrett, cela a certainement occulté sa véritable personnalité artistique. Cet exemple doit nous rappeler combien il faut tendre l’oreille et ne pas se laisser enfermer dans des stéréotypes. Sa création Agoja, évocation du premier mot approximatif que le fils de Kjetil Muledid a prononcé, nous est proposée ce soir en septet. L’installation progressive de nappes sonores et de climats brumeux identifie rapidement cette musique : elle est nordique, l’intensité qui transparaît laisse le temps s’écouler. Sissel Vera Pettersen se partage entre un chant aérien et des interventions remarquables au saxophone, les mélodies prenant place en douceur. Trygve Seim a depuis longtemps trouvé son style marqué par une construction musicale méthodique, il utilise le silence comme élément précurseur lors de ses interventions solistes. Le contrechant de la trompette d’Arve Henriksen, enrichi de fulgurances à la trompette de poche, et le duo de rythmiciens composé de Bárður Reinert Poulsen et d’Andreas Winther, font évoluer la musique dans un schéma qui mène à des improvisations de haut vol durant la seconde partie du concert. L’apport de la pedal steel guitar de Lars Horntveth embellit toutes ces combinaisons musicales. Le final est étourdissant, à l’image symbolique du chant des sirènes appartenant à l’air et à la terre dans l’Odyssée d’Homère.

Cette nouvelle édition de l’Oslo Jazz Festival a apporté son lot de bonnes surprises. La directrice Line Juul, bien secondée par Lisa Løebekken et toute l’équipe du festival, a permis à cette édition de conserver sa cohérence artistique historique ainsi qu’une qualité de programmation certaine.