Chronique

Daniel Humair

Sweet And Sour

Daniel Humair (d), Jérôme Regard (cb), Vincent Peirani (acc), Emile Parisien (ss, ts)

Label / Distribution : Laborie Jazz

Monsieur Daniel Humair n’est pas seulement un grand batteur, c’est aussi un homme prévoyant. Lassé, sans doute, de voir des escadrons de chroniqueurs affligés de sécheresse textuelle filer à son sujet la métaphore picturale – sous prétexte que, dans le civil, il est aussi et surtout un artiste peintre reconnu [1]– le voici qui nous propose un autre fil conducteur avec un titre haut en sapidité : Sweet And Sour.

Le chroniqueur – ou la chroniqueuse : le genre ne fait rien à l’affaire -, qui n’aime rien tant que paraître dans le secret des dieux, saute donc sur l’occasion pour tartiner sur les qualités de gastronome du musicien et ses amitiés dans le monde culinaire, au risque d’en oublier le disque.

Ce qui serait un comble.

Sweet And Sour, l’aigre-doux. L’une des choses les plus difficiles à réussir et des plus galvaudées qui soient en matière culinaire. Tiens, aujourd’hui encore au self, les cubes d’ananas en boîte nageant dans la mayonnaise d’une salade de crevettes surgelées : à pleurer.

Il en va tout autrement lorsqu’un artiste se met aux fourneaux. « Ce qui rapproche l’ensemble », écrivait un cuisinier ami de Daniel Humair, « c’est l’aigre-doux que contrebalance le basilic. Il fallait trouver quelque chose qui serve de contre-chant à ce que l’escargot et le calmar ont de sec. J’aime beaucoup la giclée des petites tomates sur les gencives. »

Il parlait de l’une de ses créations, pas de ce disque. Quoique.

L’évidence vous gicle en pleines gencives dès les premières secondes de « A Unicorn In Captivity ». C’est un titre de Jane Ira Bloom tout en variations d’intensité et de tempo, que le quartet a déjà rodé sur scène. Sax et accordéon comme notes de tête, deux instruments cousins [2] doublés par une contrebasse ironique, tandis qu’Humair pousse à la roue, toutes baguettes dehors, de roulements de peaux en scintillements métalliques, bientôt secondé par Jérôme Regard qui s’offre une walking bass tachycarde.

Déjà, vous ne savez plus où donner des papilles.

Après ce hors-d’œuvre, on improvise. Nous avions évoqué ici ces séquences, toutes chaudes sorties du fourneau de Laborie Jazz en février dernier. Gouleyant, disions-nous. Ça l’est. Emile Parisien déploie sa collection de timbres – une diversité qui est une de ses marques de fabrique, avec ses phrasés hachurés toujours au bord du déséquilibre. Vincent Peirani, pas en reste, nous promène de ressouvenirs d’orgue en accents slaves, d’embardées free en choral éraillé, et se paie le luxe d’embarquer ses collègues dans une valse musette de sa composition.

Musette ? Musette. Pas le musette « utile » et permanenté pour caravanes de cyclistes gonflés à l’EPO, non, celui qui sait d’où il vient : de la Bastoche, et des rades enfumés où les sous-prolos du moment, ritals et bougnats en tête, s’affrontaient à coups de soufflet virtuose entre deux airs de navaja. Une musique canaille et coléreuse : un peu comme le be-bop, quarante ans avant Charlie Parker.

Avec ça, une paire basse-batterie qui se refuse à ronronner et qui pose des questions, conteste, renaude, propulse, propose, commente, bavarde, s’explique avec le son. Sur l’intro de « Debsh » - une composition d’Emile Parisien -, Humair semble jouer du gamelan et déroule le tapis rouge pour un Regard sombre à souhait, qu’escortent des anches vaguement funèbres. Sur « Ground One », le jeu sur l’accordé/désaccordé assaisonne le tout d’une pointe d’humour avant une reprise somptueuse de la musique du film « Road to Perdition » où le motif répétitif exposé à l’accordéon au début, repris par le soprano à la fin, sert de prétexte à de troublantes digressions avant un finale proprement saisissant de la paire Humair/Regard.

Tout l’album respire l’envie, le désir de jouer et une totale implication dans le geste musical. C’est sans doute, au-delà de la très judicieuse composition de l’ensemble, au-delà du talent individuel de chacun, ce qui fait de Sweet and Sour un album d’une exceptionnelle acuité qui réserve une surprise à chaque bouchée, à chaque mesure, à chaque coin de thème. La marque des grands chefs.

par Diane Gastellu // Publié le 18 septembre 2012

[1La pochette de l’album recèle un de ses tableaux récents.

[2Tous deux font partie de la famille des anches.