Chronique

David Liebman & Ellery Eskelin

Renewal

David Liebman (ts), Ellery Eskelin (ts), Tony Marino (b), Jim Black (dm)

Label / Distribution : Hatology / Harmonia Mundi

En 1983, Ellery Eskelin étudiait auprès de David Liebman. Vingt ans plus tard, il cosignait avec lui un disque en quartet, Different But the Same. Et voici, après cinq ans, toujours accompagnés de Tony Marino à la contrebasse et de Jim Black à la batterie, nos deux ténors à nouveau réunis sur ce Renewal que vient de publier l’excellent label suisse hatOLOGY.

Le premier des deux disques de cette formation avait recueilli à sa sortie de nombreuses louanges. Son titre était une excellente façon de décrire la musique : deux approches différentes, une plus « free », celle d’Eskelin, une plus « straight ahead », celle de Liebman, mais un même amour d’un jazz imprégné de la connaissance intime de l’histoire, du goût pour la forme et l’improvisation, et joué avec une grande maîtrise instrumentale.

Le succès du premier disque et le plaisir qu’ils ont dû prendre à l’enregistrer ont motivé ce nouvel opus. Nous ne nous en plaindrons pas. Et si en le glissant dans son lecteur CD l’auditeur souhaite retrouver en 2008 les mêmes joies qu’en 2003, il se demande aussi ce qu’auront concocté ces infatigables défricheurs, qui ne sont pas hommes à se contenter de resucées. Il espère aussi de ces quatre musiciens plus de complicité encore puisque leurs rencontres ne se limitent pas au studio : c’est après une tournée européenne que l’orchestre s’est retrouvé dans un studio de NYC en juin 2007, pour donner naissance à Renewal.

Les notes de pochette, comme souvent informatives et intéressantes sur ce label, nous apprennent que la première différence (dixit Ellery Eskelin) avec le précédent enregistrement est que Tony Marino et Jim Black y complètent leur statut d’accompagnateurs par celui de compositeurs, chacun des membres de la section rythmique étant l’auteur d’une des neuf plages.

Et c’est par une composition du batteur, « Cha », que nous commençons l’écoute. Ceux qui voient en Jim Black un batteur binaire égaré dans le jazz pourront être troublés par cette musique à sept temps, ce qui n’est pas précisément un rythme binaire. Une fois de plus, un batteur expose son talent de mélodiste (on pense à Paul Motian et Christophe Marguet).

Si Liebman s’est chargé de lancer ce disque avec « Cha », c’est le ténor puissant et cuivré d’Eskelin qui se charge d’exposer « The Decider », issu de sa plume. Ambiance lente et mystérieuse pour ce début de morceau, puis changement de climat après quelques minutes de tempo rapide traversant plusieurs cellules thématiques qui font de cette pièce une mini-suite à la structure complexe.

On se retrouve ensuite en terrain connu avec « Out There », furieusement exposé par l’unisson des deux saxophones. Dolphy, auteur de ce thème, est un choix naturel tant il incarne bien l’alliance du « in » et du « out », du compositeur et de l’improvisateur que nos quatre hommes, à leur tour, illustrent à merveille : c’est pourquoi, sans doute, une autre prise de cette même pièce conclut ce disque.

Les petites formations à deux ténors ne sont pas légion, mais elles sont marquantes. C’est pourquoi on fait souvent référence à l’histoire quand on évoque cette collaboration entre Dave Liebman et Ellery Eskelin. Jadis cette coexistence tournait souvent au concours, avec une approche plus compétitive que collaborative, comme en attestent les titres (Tenor Madness, Saxophone Summit…). Il faut dire que la compétition était naturelle entre des ténors aux sons aussi différents que Coltrane et Rollins ou Hawkins et Webster. Les sons d’Eskelin et de Liebman sont beaucoup plus proches, et on sait gré à hatOLOGY de préciser que le canal de gauche est réservé à Dave et le droit à Ellery, même si la séparation est moins radicale que sur Different But the Same. Il n’empêche que la compétition fait quand même rage, du fait des formes très classiques marquées par l’importance d’un thème comme élément fédérateur, avec développement classique qui sous forme de suite de solos alternés avant réexposition et coda.

Cependant, il n’y a pas que des solos alternés, mais aussi des moments d’unisson comme dans la réexposition du thème de « Cha », où Eskelin joint son ténor à celui de Liebman - qui avait ouvert le bal -, des moments de contrepoint, comme sur le pont qui suit cette même réexposition. Le meilleur exemple des jeux de textures et de contrepoint possible à deux ténors se retrouve sur la ballade « Renewal » écrite par Liebman. On a même droit à des passages plus free comme « IC », proposé par Eskelin, ou la « Free Ballad » signée des quatre musiciens.

Au total donc, ce disque est assez œcuménique : sa réussite, une fois de plus, tient à ce qu’il pourra convenir aussi bien aux aficionados des deux saxophonistes qu’aux amateurs d’un jazz classique qui, se sentant des audaces, voudraient aborder à petits pas une musique plus libre, moins facile d’accès. Sa réussite est également due à ce que "ça joue monstrueux » comme on l’entend dire à la sortie de certains concerts…

S’il fallait risquer une critique, ce serait peut-être qu’à vouloir se partager le plus également possible les responsabilités, les thèmes, les sidemen, Eskelin et Liebman ont produit un objet stylistiquement un peu « flou », difficile à cerner.