Scènes

Deux nuits sur les bords du Danube à Grenoble, 16 et 17 octobre 2003


Entre itinérance et jeu de piste, la Maison de la Culture (de son petit nom le Cargo) s’est amarrée au milieu des friches industrielles des anciennes usines de chocolat CEMOI pour sa dernière saison dite « avant les murs ».

Innovant par rapport aux années précédentes (jusqu’ici la programmation était tout bonnement déplacée dans diverses structures culturelles de l’agglomération), le Cargo se mue cette année en « Baraque » avant de réintégrer dès septembre prochain ce qui était depuis 1999 un chantier arlésien.

Construction éphémère de bois et de toiles, la Baraque est installée dans un lieu peu exploré de Grenoble, mais pas pour autant désert puisqu’elle est proche du Centre dramatique national et du Centre national d’Art contemporain (également appelé Magasin) - autant d’institutions qui représentent dignement la culture agréée, à l’opposé des activités underground du squat voisin du « Brise-glace » et des regrettés « Mandrake » et « Barak », en cale sèche depuis un an et demi.

Premier rendez-vous de cette saison programmée par Michel Orier (ex Label Bleu, ex Allumés du jazz), une embardée sur les bords d’une Isère devenue Danube, et où le Cargo aurait allumé les fanaux de la culture. Pour ce premier soir, on n’est pas loin de cette impression maritime, le toit de toile transfiguré par le vent en grande voile horizontale. Fil rouge de ces deux soirées, le Quatuor Debussy, installé en arc de cercle derrière ses pupitres. Les cordes ont convié le clarinettiste David Krakauer pour une pièce qui retentit elle aussi de sonorités klezmer.

Oeuvre d’Osvaldo Golijov compositeur argentin, The Dreams and Prayers of Isaac the Blind, est une musique à l’image du Buenos Aires où se côtoient les ascendances aussi bien américaine qu’européenne, et pour ce soir (grâce aux improvisations de David Krakauer), klezmer. La charpente métallique grince un peu au son des violons et du violoncelle, accentuant cette « mise en mer » ; David Krakauer étant alors dans le crin des cordes à défaut de l’écume des mers.

Fin de la première partie, et retour aux accents juifs new-yorkais du Klezmer Madness. Dans un français parfait, David Krakauer annonce : « On va jouer de la musique klezmer pour vous en si bémol »… et prend sa clarinette, me semble-til, en mi bémol !

Après une suite mélodique aux nombreuses ruptures, le groupe se lance dans un premier morceau assez sage ; puis le concert s’emballe. Sur le deuxième titre, lancé par la guitariste sur un ostinato de wah wah funky, le batteur renonce au « chabada » des baguettes, préférant une approche percussive et percussionniste. La musique est entraînante ; au bout d’une heure à peine, on s’attendrait presque à ce que la foule se mette à danser, d’autant plus que la jolie bassiste, une sirène qui aurait troqué sa queue de poisson (à sa venue sur terre) contre une basse 4 cordes fretless, rajoute au charme de la soirée si l’on suit d’un peu trop près ses petits pas et ses déhanchements groovy.

Maître de cérémonie consciencieux, David Krakauer donne des indications sur chacun des titres, tel morceau provenant du Lower East Side, ancien quartier juif, ou tel autre racontant l’histoire d’un restaurant roumain au décor champêtre dont les murs s’ornent de drapeaux américains et palestiniens, et dont le patron au nom finissant en « itch » était par ailleurs, un virtuose du cymbalum.

L’ensemble du concert ordonne une musique aux accents joyeux mais avec un fond de tristesse dans les yeux, cette douce violence « Jewish » sensible par exemple dans Love Song from L., en hommage à la ville natale du grand-père de David Krakauer - une succession de grandes envolées alternant douceur et grondements, comme si l’on ajoutait un peu de vinaigre dans une sucrerie.

L’accordéoniste reste le seul attaché à sa partition, s’exposant peu jusqu’aux rappels et le passage de témoin accordéon/batterie peu coutumier, puis le groupe entonne en guise de pré-adieux le thème du film Pulp Fiction, et non du Temps des Gitans.

Deuxième soir, retrouvailles avec le Quatuor Debussy ; au programme, les musiques balkaniques des compositeurs tchèques Janacek et Dvorak - la sonate à Kreutzer, d’après le roman de Tolstoï, et le Quatuor américain, écrit lors de la venue de Dvorak à New York. Puis, après un cérémonial plus circonstancié que la veille, c’est au tour de Bojan Z, Julien Lourau et Krassen Lutzkanov de rentrer en scène.

De flamboyants spots rouges éclairent le piano, mais aussi le crâne lisse de Bojan Z, qui se lance dans une attaque à deux mains sur et dans le piano. Dès le premier thème on retrouve le charme de ses mélodies superposées tandis que Lutzkanov, joueur de kaval (flûte yougoslave inspirée du ney) contraste en souffle aérien avec les approches franches et métalliques du sax de Julien Lourau.

Autre contraste, mais anecdotique celui-là, la tenue vestimentaire de Julien Lourau, que l’on dirait débarqué de New York : pantalon large, pull kaki, baskets - ce qui, comparé à la sobriété « tout de noir vêtue » du filiforme Lutzkanov, est assez cocasse.

Les compositions sont tantôt de Lourau, tantôt de Bojan Z, chacune exprimant le caractère particulier des deux partenaires et se faisant écho.

Ainsi, Pulka mer, de Julien Lourau, commence par une pulsation donnée par Lutzkanov à la kaval, suivie d’un contrepoint et contre-chant au sax, sous forme de suites de trilles et d’ornementations. Puis Lourau décolle en growl sur des doigtés d’harmoniques, prestation qui donne une impression de musique savante mais pas sérieuse empruntant des lignes mélodiques virtuoses. Autre thème, l’adaptation par Bojan Z. d’une chanson bulgare magique où il est question d’achat de soie blanche ; le pianiste joue une suite d’accords cluster où viennent se tramer les improvisations successives de Lourau et la kaval de Lutzkanov. Puis le saxophoniste se rapproche du flamenco sur Anda Jaleo, une espagnolade qui tourne au ragtime hongrois à 200 à l’heure, Lutzkanov assurant une prestation « énorme » d’agilité et de musicalité.

Enfin, dernier titre de cette soirée balkanique, une mélodie écrite par Krassen Lutzkanov, musicien originaire du sérail traditionnel et à la très forte musicalité. Exposition du thème à l’unisson sax et kaval pour des influences curieusement asiatiques mais détournées par Lourau en rythme cubain quasi rollinsien, le saxophoniste tenant à bout de souffle à la fois le rythme et la ligne mélodique.

Le quatuor Debussy :
Christophe Collette -1er violon ; Yannick Callier - violoncelle ; Anne Ménier - 2nd violon ; Vincent Deprecq - alto.

Klezmer Madness :
A priori, mais je conteste ce line-up tiré du programme :
David Krakauer - clarinettes ; Kevin Norton (plutôt Michael Sarin) - batterie ; Nicky Parrot - basse ; Mark Stewart (plutôt Sheryl Bailey) ; Robert Curto (plutôt Will Holshouser) - bref un band tout neuf.

Bojan Zulfikarpasic en trio :
Bojan Z - piano ; Julien Lourau - saxophones ; Krassen Lutzkanov - flûte kaval.

par // Publié le 4 novembre 2003