Scènes

Les rhizomes du jazz à Marseille

Echos du festival de Marseille Jazz des Cinq Continents


Il y avait pléthore de propositions de la part de l’organisation du Festival Marseille Jazz des Cinq Continents cette année. Ce festival est comme un rhizome, et pousse dans tellement de lieux de la Cité phocéenne et des alentours que, avouons-le, on s’y perd un peu. Avec délices certainement. L’organisation, et notamment le directeur artistique Hugues Kieffer, a souhaité programmer des formations locales au son déjà affirmé. Comme un message de solidarité adressé aux musiciens locaux qui voient les espaces scéniques réduits comme une peau de chagrin suite à la crise pandémique (fermeture du Jazzfola à Aix-en-Provence) ou du fait d’un voisinage peu accommodant (fermeture du Jam à La Plaine, Marseille Centre).

09/07, Cour de la Vieille Charité

C’est là, au cœur du quartier du Panier, que le public est convié pour quelques dates. Si des locaux s’y produisent en fin de matinée, c’est en soirée que sont conviées les têtes d’affiche. Même les premières parties peuvent être considérées comme telles. Ainsi du duo Thomas Enhco (piano)/Stéphane Kerecki (contrebasse). Ces deux personnalités en vue du jazz hexagonal ont construit un répertoire spécifique à l’occasion du confinement. Le son est d’emblée très soul sur « Danny Boy », un traditionnel irlandais. D’ailleurs lui succède « You Make Me Feel Like a Natural Woman” d’Aretha Franklin. Belle manière de mettre le public dans sa poche. On pense au duo Hank Jones/Charlie Haden ou Duke Ellington/Jimmy Blanton (fondateur de la formule). L’appétence des deux musiciens pour la pop exigeante se retrouve dans le morceau de Sting qui suit (« Tears of Hope »), sur lequel la touche de la contrebasse semble prendre feu sous l’effet de la main gauche ô combien percussive de Kérecki. Faussement sage, Thomas Enhco introduit une composition inspirée de ses voyages au Japon, incitant le contrebassiste à le suivre dans une alternance entre le plein et le vide. S’ensuit une variation sur un thème de Gabriel Fauré mettant en valeur la maestria du propos, dans une quête d’intériorité que n’aurait pas reniée le compositeur. Pour autant, c’est la soul qui irrigue ce set, avec, pour terminer, une version de « Lean On Me » de Bill Withers qui donne au contrebassiste l’occasion de dérouler un solo tellurique. Belle manière de passer le relais au quartet d’Airelle Besson, dont Enhco rappelle qu’il sont complices de longue date.

Airelle Besson Quartet

Très attendue, la trompettiste s’affirme en tant que leader en conservant un émouvant retrait par rapport à ses partenaires. Néanmoins, c’est sa trompette furtive qui donne les directions à prendre dans cet ensemble très organique. Les phrases sont comme pliées et dépliées à la manière d’un origami. La voix d’Isabel Sörling n’est pas en reste, avec des inclinations diphoniques qui fleurent bon le chamanisme. Une sororité musicale se met en place entre la leadeuse et la chanteuse au point qu’on ne sait plus qui est qui. Aux claviers (quelle machinerie !), Benjamin Moussay déroule des trésors d’inventivité pour faire circuler la musique dans des limbes libertaires, cependant qu’à la batterie, Fabrice Moreau distribue les cartes avec une précision confondante dans le rythme et les couleurs, au service d’un jeu collectif qui invite constamment à faire un pas de côté. Poétique, cela va sans dire.

15/07, terrasse du MUCEM

« Plan B » : c’est comme ça que l’administration du musée emblématique d’un certain renouveau urbain au service de la gentrification appelle les évènements co-organisés avec le FJ5C. Etrange manière de considérer le jazz. Mais pourquoi pas. Après tout, que ces musiques restent entachées d’une sorte d’impureté culturelle, malgré toute leur aura, c’est là un signe de leur vivacité. Et puis un plan B c’est toujours sympa : ça sauve la mise (c’est aussi le titre d’un roman d’anticipation de Chester Himes dans lequel les Afro-américains renversent l’ordre blanc mais nous serions surpris que cela soit l’acception première retenue par l’institution). La carte blanche à Sylvain Luc se situait dans cet ordre d’idées. Un bon gros bœuf entre collègues. Le guitariste bayonnais convie d’abord Stéphane Belmondo pour deux compositions aux titres en langue basque et aux résonances symphoniques, preuve s’il en est de l’ouverture d’esprit du bugliste toulonnais. Puis sur « Invitation », c’est au tour d’une rythmique de rêve d’entrer en scène : Thomas Bramerie (contrebasse) et André Ceccarelli (batterie) déroulent un groove d’enfer comme il sied à ce bon vieux standard, sur lequel le guitariste titille les questions/réponses. S’ensuivra notamment un « All Blues » à rallonge, comme une table pour une bonne bouffe entre potes, avec des vannes sans pareilles et des réminiscences de jeunesse (ah ces inclinations shuffle impulsées par Ceccarelli : on sent poindre la nostalgie pour le rock’n’roll de ses jeunes années).
Le mistral souffle de plus en plus fort. Thomas de Pourquery et son Supersonic s’emparent de ce vent glacial pour transformer le lieu en un volcan de générosité. Edward Perraud se transforme en magma primitif derrière ses fûts, Laurent Bardaine fait couler des flots de lave de son sax ténor quand, tranquille (comme on dit à Marseille), de Pourquery se fait crooner et guide le groupe vers quelque calypso façon Sonny Rollins. Six musiciens en délire, qui jouent avec le vent. « Ce soir on est sept sur scène avec le dieu Eole », devait clamer le leader.

24/07, Jardin du Palais Longchamp

Sélène Saint-Aimé Sextet

Et une soirée dédiée à la contrebasse, une ! Quel plaisir de voir Sélène Saint-Aimé fouler la scène située dans l’un des trop rares lieux de verdure du centre-ville. Elle a vraiment un son de basse funky et classique, à la Ron Carter. Son parlé-chanté, principalement en créole, elle le souligne par un sens de la pulsation remarquable. On sent que, à la batterie et au tambour gwoka, Sonny Troupé est emballé par les propositions poétiques lunaires de la jeune musicienne. Deux ensembles complètent le tableau scénique : un duo sax ténor (Irving Acao)/trompette (Hermon Mehari) et un duo de cordes frottées violon (Mathias Lévy… quels solos !)/violoncelle (Guillaume Latil). La belle les convoque alternativement et, quand ils se retrouvent tous ensemble, une tempête musicale gronde. Le groupe joue principalement des compositions de l’album « Mare Undanum ». C’est tellement convaincant qu’un rappel s’impose. Après un hommage appuyé au label Kosmos et à son boss, Antoine Rajon, qui lui a fait entièrement confiance pour son premier disque, place à une nouvelle composition (matière à un second opus ? On l’espère). Le chant se fait d’abord plus lyrique, comme si la voix dansait avec les instruments, portée par une méchante clave, pour se décomposer en onomatopées percussives, avec des soupirs d’extase, dans un morceau à l’architecture baroque, déclamant du Césaire (« Car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse »). La belle termine en rappelant que c’est la découverte de son confrère d’instrument Avishaï Cohen, lors d’un concert à Samois-sur-Seine en 2009, qui lui avait donné envie de se mettre à la contrebasse. Quelle bonne idée !
Place donc, en cette seconde partie de soirée, au trio du beau gosse israélien. Il faut bien qu’il assume son statut de super-star du jazz. Alors il assure le show. Et même, il fait le chaud, comme on dit à Marseille. Virtuosité sur l’instrument, dont il utilise la moindre facette, sensualité de crooner quand il chante… On fondra lorsqu’il livrera « Alfonsina y el mar » en rappel (quel latin-lover), ou bien lorsque, au piano, il chantera « Sometimes I Feel Like a Motherless Child ». Bien sûr, il y aura les incontournables de son répertoire : « Remembering » et « Seven Seas » (ô joie). Mais on retiendra du concert la sensibilité affutée du pianiste azéri Elshin Shirinov, qui appuie le propos séfarade du leader, et, surtout, les interventions superlatives de la jeune batteuse à la casquette vert fluo, Roni Kaspi. Vraiment, ça fait du bien.

25/07, Jardins du Palais Longchamp

La dernière soirée du festival phocéen affichait à l’origine le collectif londonien Kokoroko. On se faisait une joie de se déhancher sur les ondes afro-beat de ces jeunes britanniques. Las, les contraintes pandémiques… On aura finalement droit au duo Cécile McLorin-Salvant/Sullivan Fortner. Plus qu’un lot de consolation. Tout ce qui passe à la moulinette de leur jazz décomplexé, d’apparence déstructuré mais en fait très construit, devient or musical. Même Véronique Sanson. Le répertoire de leur album, « The Window », est désormais dépassé par de nouvelles propositions, convoquant aussi Kate Bush. A deux, ils réussissent à établir une communion avec le public. Le swing très ouvert de Fortner, expérimental, avec des improvisations fulgurantes, s’agence avec la voix profonde (quelle tessiture… on pense à Sarah Vaughan) et canaille de la chanteuse -qui, rappelons-le, fit une grande partie de son apprentissage en jazz dans la classe de Jean-François Bonnel au conservatoire d’Aix-en-Provence. Elle-même a un time d’enfer, entre des syllabes qui s’étirent, des phonèmes qui s’envolent et un growl subtil, même sur de la chanson française. Entre les volutes vocales et le piano dansant, c’est une séquence hors du temps qui se déploie. Avec toujours ce message subtilement féministe et une inclination politique assumée, comme dans ce « Breathing » qui résonne des mobilisations Black Lives Matter.

« De briques et de jazz » (installation en briques de récupération issue d’ateliers artistiques d’éducation populaire)

En première partie de cette dernière soirée, on aura pu se délecter du nouveau projet de Marion Rampal, « Tissé ». Soutenu par l’orga, finalisé à l’occasion d’une résidence hivernale au Moulin, une salle marseillaise, le répertoire est irrigué par un groove conjuguant la voix désormais créolisée de Marion Rampal avec l’excellence des musiciens (Pierre-François Blanchard au piano, Sébastien Llado au trombone et aux conques, Simon Tailleu à la contrebasse, Matthis Pascaud à la guitare, Raphaël Chassin à la batterie). Membre de la Compagnie Nine Spirit dirigée par Raphaël Imbert, la chanteuse s’est nourrie des collectages de ses pérégrinations en Louisiane, entre autres, pour déployer un jazz exigeant et populaire, voire enfantin (elle inclut dans son set des passages de son spectacle jeune public « L’île aux chants mêlés »). L’atmosphère onirique qui irrigue le tout n’est pas sans rappeler quelque poétique surréaliste. On se languit de l’album. Nous n’avons pu assister, ce soir-là, au set de la chanteuse soul anglaise Kimberose (qui, elle, est passée à travers les mailles du filet covidesque). Il paraît que c’était un beau moment de fête.

Un parfum de dignité retrouvée flottait sur ces soirées, comme si la métropole provençale retrouvait une grande partie de son ADN jazz. Et l’on se languit déjà d’un prochain festival qui renouera avec ses horizons par-delà les cinq continents, tout en démultipliant ses actions d’éducation populaire (que l’organisation a eu à cœur de déployer contre vents et marées pandémiques).