Chronique

Ellinoa

The Ballad Of Ophelia

Ellinoa (voix), Paul Jarret (g), Olive Perrusson (alto, voc), Arthur Henn (b, voc) + Les Enfants d’Icare.

Label / Distribution : Music Box Publishing

Il ne faut pas toujours se fier aux images, tant on sait bien que celles-ci peuvent s’avérer trompeuses. On pourrait en effet être saisi d’une pointe d’angoisse en contemplant Camille Durand, alias Ellinoa, sur le point de s’endormir dans son bain couleur de lait. N’aurait-t-elle pas déjà cessé de vivre ?
Qu’on se rassure : la chanteuse cheffe d’orchestre est en pleine forme, même si elle a choisi de célébrer la défunte Ophélie et son destin tragique. C’est en effet un pari audacieux que de marcher dans les pas de Shakespeare et Rimbaud, entre autres. Mais quand on a, comme elle, fait la démonstration d’un impressionnant savoir-faire aux commandes du Wanderlust Orchestra ou lorsqu’on est associée aux Rituels de l’ONJ sous la direction de Frédéric Maurin, quand on est partie prenante du Theorem of Joy de Thomas Julienne, alors on peut prendre le risque de surprendre une fois encore en explorant de nouvelles pistes.
Avec ce disque en quartet et sans rythmique, elle a réussi à imaginer des textures subtiles et à instaurer des climats qui célèbrent cet élément vital (et ici cruel) qu’est l’eau. Et il est vrai que tout au long de The Ballad Of Ophelia, il pleut des cordes : qu’elles soient vocales ou instrumentales. Celles de la guitare de Paul Jarret, de l’alto d’Olive Perrusson, de la contrebasse d’Arthur Henn. Sans oublier la présence des Enfants d’Icare, quatuor (à cordes bien sûr) dont l’altiste est l’un des membres et qui vient de signer un très beau Hum-Ma chez Déluge (voilà qui ne s’invente pas…).

D’un point de vue formel, The Ballad Of Ophelia n’est pas à proprement parler un disque de jazz. Il se situe en un ailleurs qu’on peine à définir parce qu’Ellinoa a cette faculté, rare, d’inventer de toutes pièces un univers sui generis, impossible à maintenir sous la cloche d’une définition forcément trop restrictive. Musique de chambre elliptique aux sonorités parfois teintées d’électricité ? Pop songs décalées sous influence de Björk, de Kate Bush, voire de Robert Wyatt (ce qui finalement est logique quand on connaît l’importance de l’eau, qui parcourt de part en part l’album Rock Bottom) ? L’écriture est concise, minimaliste et empreinte de beaucoup de délicatesse. La voix de Camille-Ellinoa, aérienne et sinueuse, porte en elle mystère et folie, filant au gré du courant ; parfois elle parle au creux de l’oreille, soutenue par les échos de celles d’Olive Perrusson et Arthur Henn. Elle peut aussi se risquer à l’exercice si périlleux du scat sans s’y perdre. La guitare de Paul Jarret, atmosphérique à souhait (n’oublions pas la richesse de son PJ5), scande autant qu’elle ouvre de grands espaces et caresse la surface de ses arpèges cristallins. Les douze compositions de l’album coulent entre les doigts, comme si la musique d’Ellinoa avait la capacité d’être à la fois lumineuse et translucide. Ophélie, l’amoureuse éconduite d’Hamlet, retrouve ici la vie en nous confiant ses rêves et ses désirs, conjuguant fatalité et beauté.

Ce n’est pas être injurieux envers Rimbaud que de reprendre le propos de Franpi à qui a été confiée la rédaction des liner notes de The Ballad Of Ophelia. Notre camarade citoyen cite le poète, non sans le taquiner : « La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… » avant d’oser l’hypothèse – aurait-il ce jour-là abusé de l’alcool ? – selon laquelle Rimbaud avait dû écouter le disque d’Ellinoa. Mais s’il veut nous signifier avec une telle pirouette que cette musique est pétrie de poésie et d’humanité, alors nous ne saurions qu’être d’accord avec lui. The Ballad Of Ophelia est un enchantement, ni plus ni moins.