Chronique

Emmanuel Borghi Trio

Keys, Strings And Brushes

Emmanuel Borghi (p), Blaise Chevallier (b), Antoine Paganotti (dms).

Les temps sont durs. Comment un tel disque a-t-il pu, à ce jour, ne trouver d’autre canal de diffusion que celui des plateformes de téléchargement, et n’exister que de façon virtuelle sur le label Off alors que sa musique, bien réelle, est chargée d’une aussi profonde inspiration ? Une publication presque confidentielle qui laisse un goût amer, celui d’une forme d’injustice par le silence qu’il s’agit ici de réparer autant que faire se peut.

Comme une nouvelle page qui se tournerait enfin, celle d’un accomplissement tant artistique qu’humain, Keys, Strings And Brushes [1] est une célébration pacifiée de la musique qui habite Emmanuel Borghi depuis toujours, à l’époque des dimanches après-midis de l’enfance, quand ses parents mélomanes lui faisaient écouter de la musique classique. Un disque - on aimerait tant que ce mot corresponde à la réalité d’un objet - qui est aussi à comprendre comme le manifeste très personnel d’un artiste qui veut aujourd’hui faire tomber le masque que lui imposait sa longue expérience. Après deux décennies au service de la musique de Christian Vander – avec Magma, Offering, Alien, en trio ou quartet jazz – le pianiste nous raconte aujourd’hui une histoire qui est la sienne, et dont il avait déjà livré quelques bribes voici plus de quinze ans. Ayant en effet levé le voile sur ses qualités de compositeur, Anecdotes (1996) était comme une promesse mélodique dont on guettait depuis les répliques non sans une pointe d’impatience. On connaît aussi, depuis trois ans, l’univers onirique de Slug, une formation stimulante aux accents rock dont les deux premiers albums (Slug et Namekuji) sont pour Emmanuel Borghi un autre terrain de jeu, où son art de l’enluminure peut se déployer en liberté aux côtés des siens.

Voici venu le temps d’une nouvelle exposition, plus périlleuse puisque le trio est à considérer, on le sait, comme un moment de vérité pour le musicien de jazz. Dans la complicité feutrée qui l’unit à Blaise Chevallier (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie) - rythmique à la fois discrète et présente - Emmanuel Borghi tisse une toile singulière, irradiée par une inspiration qui est aussi à interpréter au sens physiologique de longue respiration. Un nouveau départ, mais sans angoisse de la page planche, avec pour premier moteur le besoin d’être enfin soi-même. On l’aura deviné, cette musique de lumière a donc aussi du souffle ! Dès les premières notes de « Don’t Give Up », formidable relecture d’une chanson de Peter Gabriel, et par ailleurs seule reprise du disque (les autres titres sont tous signés Borghi) on sent le pianiste au plus près de ses émotions, très proche de nous, rappelant qu’il sait d’où il vient et que depuis longtemps de vrais guides jalonnent son chemin. Entre ballades intimistes au lyrisme néo-romantique sur lesquelles plane l’ombre bienveillante de ses maîtres à jouer (Bill Evans, Keith Jarrett) et tentatives réussies pour déjouer des pièges rythmiques de quelques « Sacs de nœuds » dont l’évidence est manifestement d’essence monkienne, Emmanuel Borghi s’impose en effet comme le narrateur captivant qu’il est depuis toujours et qui, non content de nous séduire d’emblée par la clarté mélodique de son propos, nous confie les clés d’un domaine enchanteur, hors du temps et de la vanité des modes.

Nul besoin de visite guidée pour s’imprégner d’une musique enregistrée en quelques heures seulement, chacun pourra y entendre l’écho de sa propre vibration, habitée par la perception d’un espace préservé des miasmes du quotidien où il serait coupable de ne pas s’attarder. Sa beauté secrète est un irréfutable argument de séduction. Il aura fallu attendre, mais Keys, Strings And Brushes démontre que la patience est toujours récompensée…

par Denis Desassis // Publié le 12 novembre 2012

[1Les anglophones auront compris que ce titre rend hommage à chacun des trois instruments du trio.