Scènes

En mai, sous les pommiers : le jazz

Echos de Jazz sous les Pommiers 2018, volume 1


Christian McBride Big Band à Coutances par Gérard Boisnel

La 37e édition de Jazz sous les pommiers à Coutances est dédiée à trois musiciens récemment disparus et liés à l’histoire du festival : Didier Lockwood, Jean Aussanaire et Jon Hendricks.

Samedi 5 mai 2018

Christian McBride Big Band : beaucoup de classe
Le bassiste et contrebassiste américain Christian McBride qui a joué et enregistré avec tant de grands noms : McCoy Tyner, Brad Mehldau, Herbie Hancock, Pat Metheny, Chick Corea… mais aussi James Brown, Sting, Paul McCartney et Céline Dion, est considéré comme l’un des meilleurs de sa génération. Il a remporté 6 Grammy Awards. C’est la première tournée de son Big Band en Europe. Aussi à l’aise dans les pièces rapides que dans les ballades, son orchestre brille par l’ampleur et la richesse de l’écriture.
Compositeur et arrangeur au talent reconnu, il inscrit sa formation dans la tradition des grands groupes qui l’ont précédé et se réfère expressément à Duke Ellington et aux Jazz Messengers. McBride a laissé de l’espace pour de super solistes comme les trompettistes Frank Greene et Nabate Isles, ce dernier, étourdissant de virtuosité. Le pupitre des trombones tout entier (Michael Dease, Steve Davis, James Burton, Douglas Purviance) mérite une mention particulière. La chanteuse Melissa Walker a réalisé une intervention en demi-teintes, en dépit de la richesse de son timbre. Au pupitre des saxophones, la jeune Gabrielle Garo (pas tout à fait 21 ans !) a séduit par sa virtuosité, son inventivité, et un son très particulier, plutôt aigu, avec une sorte de fièvre.
À tout seigneur, tout honneur : Christian Mc Bride a ébloui par son jeu étourdissant et si riche, sa direction précise sans être tatillonne et sa grande attention à ses musiciens.

Rhoda Scott Ladies All Stars : un concert d’anthologie
Pour fêter ses quatre-vingts ans - ce sera dans quelques mois - Rhoda Scott (orgue Hammond B3) a réuni toutes les musiciennes qui, à un moment où un autre, ont joué avec son Lady Quartet, né en 2014 sur la scène de Jazz à Vienne. Pour reprendre ses propres termes, cela donne « un tel rassemblement de talents que c’en est presque indécent ».
C’est ce soir le premier concert de cette nouvelle formation. Dans ce septette de haut vol, chacune est à tour de rôle compositrice et directrice artistique, et c’est aussi un travail collectif. Les festivités commencent avec « Golden Age » de Lisa Cat-Berro (saxophone alto) qui donne le ton : pulsation rapide, superbes tutti des soufflantes et premier grand solo de Madame Rhoda Scott. On retrouve ces qualités dans sa « City of the Rising Sun » (voyez le clin d’œil) qui met en valeur les graves moelleux et charnus de Sophie Alour (saxophone ténor).

Rhoda Scott Ladies All Stars © Gérard Boisnel

Les compositions sont individuelles mais forment un tout cohérent. « Escapade » d’Airelle Besson (trompette), lancée sur un rythme rapide par Julie Saury (batterie) et Rhoda Scott, montre une nouvelle fois les qualités d’écriture de celle qui a précédé Anne Paceo (batterie) comme résidente à Jazz sous les pommiers. La singularité de la trompette est brillamment utilisée par chacune des compositrices qui mettent en valeur les talents d’instrumentiste d’Airelle. « Les Châteaux de sable » d’Anne Paceo met en valeur toutes les soufflantes. Airelle Besson, en quartette avec les deux batteries et Rhoda Scott, siffle une mélodie dans sa trompette. Il me semble entendre des souvenirs de Birmanie dans le solo de batterie qui ouvre le morceau, avant que ne démarre un duo avec Julie Saury. C’est elle qui a écrit « Laissez-moi » (à entendre comme « Leave Me Alone »), titre qui semble ouvrir la phase plus dansante du concert et ouvre la voie à « R n R », composition pour Rhoda du regretté Thad Jones. L’organiste semble galvanisée par ce rappel du temps passé et se déchaîne littéralement. On s’achemine vers la fin avec « I Wanna Move » (Sophie Alour), nouvelle version réarrangée pour le septette « avec une petite sauce aux oignons », dit joliment Rhoda Scott. C’est l’occasion de faire briller tout le groupe autour d’un thème très efficace et, pour Géraldine Laurent (saxophone alto), de nous livrer son plus vibrant solo de la soirée, inventif, énergique, dansant, virtuose…
La fête s’arrêterait avec un « What’d I Say » de derrière les fagots, si Jazz sous les Pommiers ne faisait à tout le monde la surprise d’apporter sur scène un énorme gâteau d’anniversaire, avec un peu d’avance.

Dimanche 6 mai 2018

Un dimanche en fanfares
Traditionnellement, la journée du dimanche est une journée festive, orientée vers les fanfares et la musique de rue. C’est aussi une grande journée populaire avec un seul billet à tarif modique pour accéder à toute la programmation de l’après-midi. Cette année, on pouvait entendre sept groupes en quatre lieux différents.
Depuis quelques éditions, la programmation s’ouvre à des propositions différentes et notamment à un grand projet participatif.

Alban Darche & Atomic Flonflons Orchestra
Cette année, c’est le nonette d’Alban Darche (compositions, saxophones) qui a travaillé avec quatre-vingts musiciens amateurs des écoles de musique de la Manche et de l’Orne. Le résultat est impressionnant.
Après deux titres interprétés par le nonette seul, commence la suite « Atomic Western » qui réunit l’Orphicube et l’orchestre d’amateurs, des soufflants dans leur très grande majorité. L’histoire, celle d’un coin de terre qui se remet peu à peu de la grande catastrophe, nous est contée brièvement par un narrateur adolescent à la diction impeccable, servi par un timbre chaud de futur baryton. C’est un beau conte de résilience fondée sur la solidarité, notamment intergénérationnelle, la transmission, l’éducation et la remise en cause de la surconsommation.
Sur ce thème, Alban Darche a écrit une suite de toute beauté fondée sur la prestation des musiciens de l’Orphicube, avec de superbes solos, et le souffle apporté par l’ensemble des amateurs. Harmonies subtiles, riche palette de couleurs et de timbres, mélange de rythmes… Un exemple de ce qu’on attend de ce genre de brassages et de coopérations.

Ensemble Art Sonic, Le Bal perdu » : une proposition insolite
On n’est pas dans les fanfares et pas vraiment dans le jazz avec Le Bal perdu (Drugstore Malone, 2017). Le quintette à vent emmené par Joce Mienniel (flûtes) et Sylvain Rifflet (clarinette) a entrepris de revisiter les valses et javas populaires de Jo Privat, Gainsbourg, Bourvil et autres Boris Vian avec un instrumentarium peu banal : Sophie Bernardo (basson), Cédric Chatelain (hautbois, cor anglais), Baptiste Germser (cor) et tout de même Lionel Suarez (accordéon) en remplacement de Didier Ithursarry, retenu chez Alban Darche.
Un moment de fraîcheur dans ce Magic Mirrors transformé en étuve. Les arrangements, léchés, n’estompent pas la danse. On redécouvre, renouvelés avec humour et sensibilité, des titres qui, pour certains, étaient devenus de véritables scies d’avoir été trop galvaudés.

Nicole Johänntgen Henry : l’esprit de la Nouvelle-Orléans
La jeune saxophoniste allemande mais vivant en Suisse Nicole Johänntgen (saxophone alto), souvent dite par facilité « Nicole Jo », nous a livré en plein air et en acoustique une facette de son talent de compositrice arrangeuse. Son album Henry (autoproduit, 2016) revisite la fanfare de la Nouvelle-Orléans en version réduite au quartette : René Mosele (trombone), Jörgen Welander (soubassophone) et Jonas Ruther (batterie).
Le résultat est frais, joyeux, inventif et ne manque pas de ces épices sans lesquelles la Nouvelle-Orléans ne serait pas elle-même. Nicole Jo pratique un jeu engagé qui sait rester fluide et mélodique. Ses duos avec le trombone feraient figure d’anthologie. Chacun y va de son solo avec talent et conviction avant de se retrouver pour des tutti pleins de saveur.

Lundi 7 mai 2018

Stacey Kent : mignardises et chocolats glacés
En ce début de semaine, Stacey Kent (voix) nous offre avec sa gentillesse coutumière les mignardises et chocolats glacés qui font son ordinaire. Comme toujours, ils sont présentés dans un écrin de belle facture conçu par son compositeur, arrangeur, saxophoniste et flûtiste de mari, Jim Tomlinson. On a beaucoup apprécié le jeu du batteur Josh Morrison.

Robin McKelle quintet : un certain retour au jazz
La chanteuse new-yorkaise Robin McKelle,installée en France depuis onze ans, présente son nouvel album Melodic Canvas (Membran / Doxie Records, 2018), accompagnée d’un trio acoustique avec Baptiste Herbin (saxophone ténor et soprano) pour invité permanent. C’est d’ailleurs lui qui ouvre le concert par un magnifique solo au soprano. Melodic Canvas est un album de compositions signées de Robin McKelle, nées de sa prise de conscience de l’état chaotique de notre monde.
Ce soir, on apprécie particulièrement « Lyla », une délicate mélodie écrite pour tous ces jeunes perpétuellement connectés aux réseaux sociaux mais qui ne se penchent jamais sur leur propre intériorité. Les qualités d’interprète de Robin McKelle éclatent dans ce morceau voué à l’intimité.
Plus tard, elle signera une version très sensible de « Il est mort le soleil » en élégie triste, d’abord en duo chant-piano (excellent Raphaël Debacker) puis avec le soutien discret de la section rythmique : Cédric Raymond (basse et contrebasse) et James Williams (batterie). Le solo final de Baptiste Herbin (ss) est particulièrement émouvant.

Robin McKelle à Jazz sous les pommiers par Gérard Boisnel

Ce retour au jazz est un succès avec des arrangements sur mesure pour un trio parfaitement dans le ton. Le piano, très fluide, sait trouver de belles couleurs claires. La rythmique est impeccable sans se gonfler d’importance. Le batteur signe des passages pleins d’élégance et de délicatesse. Baptiste Herbin, très inspiré dans les solos, semble plus emprunté dans l’accompagnement. Quant à Robin McKelle, manifestement très heureuse, elle vit pleinement son chant même en scattant.
La deuxième partie du concert se réfère plus à l’univers précédent de la chanteuse.

Mardi 8 mai 2018

Éric Séva, Body and Blues : un blues renouvelé
« Une conversation avec le blues à travers le jazz », c’est ainsi qu’Éric Séva (saxophones baryton et soprano) présente son dernier album Body and Blues (Les z’arts de Garonne / L’Autre distribution, 2017). Un retour aux sources puisque le blues, qu’il a découvert dans son enfance, « a déterminé sa vocation de musicien ».
Dans l’excellent quartette qui l’accompagne, on distingue Manu Galvin aux solos de guitares ravageurs et le jeu très inspiré de Stéphane Huchard (batterie et percussions). Eric Séva insiste beaucoup sur cet apport de musiciens venus d’autres horizons et sur l’alchimie qui en résulte. Michael Robinson (voix), un ancien du Golden Gate Quartet, apporte sa touche émouvante sur deux chansons, dont l’une, très forte, sur l’esclavage et le génocide. Éric Séva, l’air très heureux et décontracté, sait faire passer ses émotions par une technique très sûre, souvent virtuose.

Raphaël Imbert, Music Is My Hope : grandiose !
Le titre du dernier album de Raphaël Imbert, Music Is My Hope (Harmonia mundi, Jazz Village, PIAS, 2018), ne se distingue du précédent Music Is My Home (2016) que par une seule lettre ! Aussi bien s’ancre-t-il dans le même terreau musical, celui du « Deep South ».
Music Is My Hope est né d’un hommage à Paul Robeson (1898 – 1976) commandé par le Théâtre d’Aix-en-Provence pour le quarantième anniversaire de la disparition du grand chanteur et militant américain. Les deux premiers titres interprétés ce soir (« Didn’t My Lord Deliver Daniel » et « Die Moorsoldaten », premier chant antinazi), empruntés au répertoire de Robeson, nous plongent d’entrée dans le chaudron bouillant que sera souvent ce concert. Dans le premier titre, la voix puissante aux graves magnifiques de Marion Rampal, son énergie, sa présence, donnent le frisson. Ces qualités se retrouvent, sur un ostinato de batterie, dans le duo vocal du second morceau qui l’associe à Aurore Imbert au registre plus léger mais à la gestuelle très chorégraphique. La violence du contexte est bien traduite par la prise de parole paroxystique de Raphaël Imbert (sax ténor et soprano), dans un style proche du free, aux limites des possibilités de l’instrument.

Raphaël Imbert et Marion Rampal « Music Is my Hope » Coutances © Gérard Boisnel

Le concert a aussi ses temps de respiration (qui ne sont ni des temps morts ni de l’amollissement) à l’occasion de ballades aux paroles signées par Aurore Imbert, dont « Eastern Queen » qui comporte un passage d’une grande intensité dramatique.
« Blue Prelude », ce blues profond qui fut interprété par Robeson et Nina Simone - deux références en matière d’engagement - est un des grands moments du concert : joute serrée et très inspirée entre Pierre Durand et Thomas Welrich (guitares), très fort engagement de Marion Rampal jusqu’à une forte raucité dans la voix qui rappelle le growl du saxophone. Anne Paceo (batterie) retrouve ses partenaires de Music Is My Home pour « The Circle Game » auquel elle imprime d’emblée sa conduite énergique. Le jeu très délicat de Raphaël Imbert au soprano donne à cette chanson de Joni Mitchell une grande intensité émotionnelle qui se libère dans un duo de batteries très enlevé : Paceo – Jean-Luc Di Fraya : Raphaël Imbert se met à danser avant un final apaisé au soprano.
« Showboat to Delphi », une composition de Raphaël Imbert (musique) et de Marion Rampal (texte) a toutes les qualités d’un bouquet final. La pièce commence en ballade avant une montée paroxystique initiée par les deux batteries. L’engagement de chacun.e est total. Raphaël Imbert joue de ses deux saxophones à la fois, il rejoint les deux chanteuses, bientôt imité par Jean-Luc Di Fraya.
Music Is My Hope est l’illustration parfaite du credo de Raphaël Imbert : une musique festive et pleine de vie, ancrée dans un passé qu’elle transcende, engagée dans son présent, érudite et très libre à la fois.