Chronique

Erb / Lonberg-Holm / Reid / Jackson

Duope

Christoph Erb (bcl), Fred Lonberg-Holm (cello), Tomeka Reid (cello), Keefe Jackson (bcl)

Label / Distribution : Veto Records

Il est trop tôt pour savoir si, un jour, Christoph Erb fera de tous ses Exchange une boîte contenant toutes ces belles enveloppes en papier kraft qui constituent autant de rencontres avec des musiciens de Chicago. Trop tôt car on ne sait pas quand s’arrêteront ces témoignages - trop confidentiels - de l’idiome commun qui se tisse entre deux continents qui auraient fait de l’improvisation leur langue véhiculaire.

Une chose est néanmoins certaine. Parmi tous ces enregistrements, ceux réalisés avec « l’anti-violoncelliste » Fred Lonberg-Holm, élève de Braxton et comparse de Malaby, resteront les plus excitants. La chaleureuse clarinette basse d’Erb et le violoncelle acrimonieux de Lonberg-Holm ont en effet un même goût pour les ruptures et les stridences, les chocs et les altérations. Avec Duope, les deux comparses perpétuent cette alliance sur le fil tendu au-dessus des abysses, en s’adjoignant deux solistes gémellaires comme on équilibre les forces. A leurs côtés, le clarinettiste Keefe Jackson et la violoncelliste Tomeka Reid construisent un jeu de miroirs aux reflets décidément déformants. Deux clarinettes basses, deux violoncelles… Ce quartet pourrait presque évoquer la musique de chambre, mais une chambre tourmentée, sens dessus dessous. Ces deux invités représentent la jeune garde de Chicago. Jackson est le leader des Fast Citizens (où l’on retrouve Lonberg-Holm, mais aussi Frank Rosaly). Quant à Reid, elle sait passer avec aisance du classique au jazz ; membre de l’AACM, elle s’est déjà illustrée au sein du Black Earth Ensemble de Nicole Mitchell.

Tous quatre explorent, dans la longue pièce « Tubo », toutes les ressources étendues de leurs instruments, du grattement à la frappe, du glissement au ronronnement, de la furie au souffle. Tout ceci s’amalgame sans se heurter. En espéranto, Duope signifie « A deux », et c’est cette utopie d’universalité qui anime les musiciens. Dans ce morceau plus que partout ailleurs, violoncelle et clarinette font timbre comme d’autres font corps. Les titres des pièces, tous en espéranto, s’attachent aux caractéristiques physiques d’instruments devenus vivants, du roseau (« Junkon ») aux cordes (« Ŝnuro »). Lorsque le jeu lyrique de Jackson vient chauffer les cordes des violoncelles sur le très nerveux « Pafarko », Erb explore les profondeurs ronflantes de ses tubes. De même, le jeu très constructeur de Tomeka Reid est parfois rudoyé par les frappes percluses d’électricité de Lonberg-Holm sur « Ŝnuro ».

Duope signe donc une forme de symbiose polymorphe pleine de fluidité et de bouillonnement, comme les deux jambes indissociables d’un être qui aimerait, sans jamais perdre l’équilibre, se lancer dans des chorégraphies incontrôlées. Le climat très charnel qui s’en dégage signe indéniablement à ce jour le meilleur volet de ces passionnants échanges.