Scènes

Errobiko Festibala 2014 : l’année du grand œuvre

Point culminant de l’édition 2014 d’Errobiko Festibala, la pastorale urbaine Gerezien Denbora a tenu ses promesses. Mais il n’y avait pas que cela.


Errobiko Festibala fonctionne, depuis bien longtemps, par cycles triennaux centrés sur un thème. Une première année pour semer, une deuxième pour cultiver, la troisième pour cueillir le fruit mûr. La pastorale urbaine, grand rêve de Beñat Achiary, était en germe depuis bien plus que trois ans, mais le cycle qui s’achevait cette année a été celui de sa gestation. Histoire d’un accouchement heureux.

Gerezien Denbora : le Temps des Cerises, en langue basque. Un titre chargé d’histoire(s), de luttes, de joies et de larmes pour ce qui est bien plus qu’un spectacle : une œuvre.

Une œuvre collective, une œuvre de combat portée par deux individualités fortes, Itxaro Borda l’écrivaine et Beñat Achiary le musicien. Conçue sur le modèle des pastorales de la province de Soule, théâtre populaire versifié, chanté et dansé selon des formes rigoureusement codifiées [1], Gerezien Denbora est une première à bien des égards : première pastorale née dans une autre province basque que la Soule, première pastorale « urbaine » célébrant les travailleurs de l’industrie métallurgique, elle semble vouloir ouvrir une voie et ne pas rester unique en son genre.

Mais respectons la chronologie. La pastorale sera jouée le dimanche, et Errobiko Festibala commence le jeudi après-midi avec une exposition doublée d’une conférence.

L’exposition est consacrée aux fonderies de Boucau-Tarnos, cadre de la pastorale.
Autour de Beñat Achiary pour la conférence, Bernard Lubat et le cantaor Niño de Elche accompagné du guitariste Raúl Cantizano. Si Lubat débite un peu mécaniquement son habituelle kyrielle de mots-valises, se définissant comme « désenchanteur de charme(s) », la surprise va venir des Espagnols. A Beñat Achiary qui évoque la tradition flamenca des mineras, les chants de mineurs, le cantaor rétorque qu’en dépit du romantisme populiste qui l’entoure, le flamenco en Espagne est une forme artistique très conservatrice. « Nous, au quotidien, nous nous battons pour rapprocher ce romantisme de la réalité sociale et collective, de faire que le « je » de cet art très individualiste devienne un « je » pluriel. Mais dans les faits, le flamenco appartient à la tradition des institutions andalouses. »

Devant un Achiary qui tombe littéralement de l’armoire, il poursuit son discours démystificateur, complété et nuancé par le guitariste. Le flamenco, expliquent-ils, est devenu une marchandise, un élément de la « marque déposée Andalousie » et ne représente pas ou plus l’expression du peuple : il n’est que l’expression des cantaores professionnels. Eux, en revanche, veulent en faire un outil de combat et un art en prise directe sur les tensions et les luttes de l’Espagne contemporaine.

Passée l’onde de choc de ce pavé lancé dans le marigot, la conférence se poursuit, évoquant les maîtres souletins auprès desquels Beñat Achiary est allé puiser son chant. On entend, entre les phrases, que le manifeste radical du chanteur flamenco a bousculé sans le vouloir d’autres mythes, dont celui-là, tellement fondateur.

Ramón López © D. Gastellu

Jeudi soir à Atharri, concert en trois parties comme c’est la coutume à Itxassou.

En lever de rideau, la désormais rituelle ouverture à la txalaparta, cet instrument traditionnel basque fait de chevrons de bois frappés par deux musiciens, Ttikia eta Handia - en euskara : le petit et le grand.

Boson Septet, jeune ensemble formé dans le creuset toulousain de l’école Music’Halle, propose des compositions originales indéniablement jazz, mais imbibées de quantité d’influences : world, rock, traditionnel… Les musiciens sont brillants, l’instrumentation atypique (un violon, des congas, un chanteur…), mais la musique qui en sort - au moins ce soir - est trop algébrique, trop foisonnante pour laisser aux instrumentistes et aux auditeurs la place de respirer. Ce n’est vraisemblablement qu’un péché de jeunesse : vouloir trop en dire à la fois, mélanger prouesses techniques et gags potaches, montrer tout ce dont on est capable avant d’être vieux… Le dernier morceau, « Démantibulation », m’a paru fonctionner beaucoup mieux que les précédents. A suivre.

Le batteur Ramón López est un habitué du lieu, et un compagnon de route de longue date de Beñat Achiary. En solo ce soir, il se lance dans une entrée en matière fracassante d’où émerge soudain un motif rythmique. Peut-être est-ce la rencontre de Niño de Elche et Raul Cantizano qui lui a inspiré cette étonnante étude sur l’un des plus anciens palos flamencos et le plus austère, généralement chanté sans autre instrumentation que le bruit du marteau du forgeron sur l’enclume : le martinete. Méthodiquement, avec ténacité et rigueur, il en fouille les entrailles à la manière d’un gamin qui démonte un réveille-matin, et nous le restitue sous toutes les combinaisons possibles, tempo lent ou rapide, ornementé ou non, dans les graves, dans les cymbales, avant de parachever son œuvre en nous le présentant sous une forme mélodique, joué aux mailloches sur les toms, comme une réincarnation andalouse de la « Fleurette Africaine » d’Ellington, Max Roach et Mingus sur l’album Money Jungle. A la fin du concert, il donne l’impression d’atterrir après un voyage stratosphérique. Du López des grands jours qui, pourtant, n’aura touché qu’une petite partie du public, sans doute peu préparé à ce genre de grande musique. Le rappel, bref, sera un hommage à la txalaparta… sans txalaparta.

Après l’entracte, Michel Lubat et Bernard Portal en duo. Comment ? C’est l’inverse ? Peut-être. Allez savoir. Les compères ont tant d’heures de vol en commun qu’on ne sait plus qui est pilote et qui mécanicien de bord. Cela commence pépère, modal, tendance Balkans. Et tout à coup, un cri. Portal, dans sa clarinette. Signal : maintenant on y va. Lubat y va de son déferlement de scat gascon à décorner les vaches landaises. Portal emboîte le pas : c’est une joute, un combat de catch à deux entre l’ours et le serpent : les dés sont pipés, le vainqueur est déclaré en préfecture avant le début du concert, mais on suit le match quand même parce que ça pétille, ça crépite, ça envoie du bois. « Réveillez-vous ! » lance Lubat. « Ce n’était qu’un cauchemar ». On ira finir la nuit sous les étoiles, en scrutant le ciel de cet été pourri pour tenter de deviner s’il pleuvra ou non sur la pastorale.

Vendredi.

La conférence du matin est consacrée comme il se doit à la genèse de la pastorale, mais il y est aussi - voire surtout - question de la réalité dont est tiré son argument : la vie dans les quartiers ouvriers de Tarnos et Boucau, l’immigration, la solidarité, l’action culturelle - les « cercles rouges » réunis dans l’arrière-salle des vingt-quatre bars du quartier, où l’on apprenait à lire, à jouer aux échecs… les grands mouvements revendicatifs et les paysans qui apportaient des vivres en cachette. On parle du « comité de pastorale » et cela sonne comme un comité de grève. Itxaro Borda nous apprend qu’elle a écrit le livret en 2006 pendant… la longue grève de la Poste, où elle gagne sa vie.

Frédéric Jouanlong © D. Gastellu

J’ai manqué deux des trois concerts du Pré des Artistes, mais j’étais là pour Frédéric Jouanlong et son solo Volatile. Même saboté par une technique rétive - un ampli intermittent - , Jouanlong sait captiver son auditoire et ne plus le lâcher. Palette vocale et expressive élargie depuis ses débuts en solo (on se souvient de Karawane, d’après Hugo Ball), ce fils spirituel de Phil Minton, Beñat Achiary et Ghedalia Tazartès pour la musique et probablement d’Olivier de Sagazan pour le théâtre, déploie un univers singulier, d’une poésie déchirée entre colère, tragique et dérision, au carrefour du théâtre du mouvement et de la vocalité non-conventionnelle. Prenant.

A Atharri, le concert commence comme de coutume par la txalaparta. Koldo et Xabi Sorza sont très loin du galop de cheval traditionnel et nous offrent un étourdissant tourbillon à la fois percussif et mélodique d’une très grande subtilité.

Koldo et Xabi Sorza © D. Gastellu

Revoici Niño de Elche et Raúl Cantizano dont on se rappelle les propos incendiaires de la veille. Incendiaires, ils vont l’être aussi ce soir, mais dans leur art. Tout commence par un face-à-face. Les deux hommes se frappent mutuellement la poitrine, le ventre, les épaules, les joues. D’abord lentement, puis le rythme s’accélère et se complexifie : c’est une txalaparta de chair qui résonne - ils ne sont pas sveltes - au lieu des palmas attendues dans un concert flamenco. Au-delà du comique de la scène, c’est déjà de la musique, et de la vraie. Puis un texte de David Pielfort, un auteur contemporain, poète, plasticien, artiste protéiforme et volontiers provocateur, compagnon de route de Niño de Elche au sein du collectif Los Flamencos. La guitare est préparée et accordée sur une pentatonique aux relents extrême-orientaux. Le cante tóxico se tient en équilibre instable entre sérieux et ironie, parodie et gravité ; le balancier est son essence flamenca, car cantaor et guitariste maîtrisent tous les codes du genre, même s’ils en font une musique résolument actuelle, en prise avec son temps et son environnement.

Sur un morceau, Cantizano installe sur deux cordes de sa guitare deux petits ventilateurs de poche et joue sur les quatre autres. Visuellement c’est irrésistible et musicalement, c’est diablement bien trouvé : ce double bourdon donne un son de vielle à roue. Le ton devient sombre. C’est que l’Espagne aujourd’hui, ce n’est pas que de la sangria et du soleil. La chanson qui vient, une soleá, traite de la répression violente d’une manifestation étudiante à Valence. Le protest flamenco existe, nous l’avons rencontré. Il a la force des chants de résistance. En moins d’une heure, les deux compères nous auront promenés du rire aux larmes, de la colère à la fraternité. C’est un triomphe et une ovation debout. Un seul rappel, car la soirée n’est pas finie.

Entracte, puis retour en Espagne. Béatiho, c’est le nom du spectacle qu’a conçu Guylaine Renaud à partir de poèmes de saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila ; il doit son titre aux « béatilles », attendrissantes « boîtes de piété » que confectionnaient autrefois les carmélites provençales, ornées de paperolles, de dentelles et de rubans, et qui représentaient les unes des scènes de la vie monacale, les autres des épisodes de l’histoire sainte. Le spectacle réunit, autour de Guylaine Renaud (une voix qui rappelle par instants Angélique Ionatos), Beñat Achiary, Gérard Siracusa et Dominique Regef. Entre les poèmes des docteurs de l’Eglise catholique espagnole et les moniales des carmels de Provence, un point commun : une piété qui s’incarne sous une forme très affective, attachée aux moments infimes et intimes de la vie. Les musiques empruntent aux traditions populaires et aux liturgies anciennes, mêlées d’harmonies très contemporaines. Un excès de réverbération sur les voix et le sillage du concert précédent, d’une tonalité plus âpre et plus combative, ont gâté mon écoute.

Niño de Elche - Raúl Cantizano © D. Gastellu

Samedi

Itxaro Borda est écrivaine. Dans ses poèmes, que nous disent Maika Etxekopar et Mylène Charrier, elle parle des friches industrielles et de la limaille rouillée sur le bord des quais du port de commerce. Elle cite Madonna, Björk et Britney Spears. Elle évoque l’Islande et Barcelone, et pas le vol lent de l’épervier au-dessus des montagnes. Itxaro Borda écrit en langue basque parce que c’est dans cette langue qu’elle vit, et elle écrit ce qu’elle vit. Son texte a pris naissance – on le disait plus haut – en 2006, pendant les longues journées de grève des Postes. « Très rapidement, la forme de la pastorale s’est imposée. Une forme très rigide en apparence mais qui, à l’usage, s’avère très malléable ».

Sa pastorale a plusieurs niveaux de lecture, qu’elle nous laisse entrevoir. Ainsi, nous dit-elle, l’ensemble du texte est en basque du Labourd (la province la plus occidentale du Pays basque Nord, autour de Bayonne), sauf… les xatan, les diables, qui parlent le dialecte de la Soule. [2]. Elle s’étonne et s’amuse de l’interactivité qui a présidé à la première représentation, voici trois semaines à Bayonne. « Ce n’était pas un public de connaisseurs et ils ont participé, notamment en huant les méchants, ce qui n’est pas habituel ». Itxaro Borda est une taiseuse, mais on la sent heureuse d’avoir investi ce nouveau territoire.

La soirée à Atharri est déjà dans la préparation du lendemain (et la question dans toutes les têtes : pleuvra ? Pleuvra pas ?) Elle s’ouvre avec les voix de la Soule. Voix d’hommes : Jean-Michel Bedaxagar, Julen Axiari, qui n’est pas souletin mais on n’est pas raciste… Voix de femmes avec entre autres Maddi Oihenart et l’ensemble Amaren Alabak emmené par Maika Etxekopar, qui démontrent la vivacité du chant dans ce coin préservé d’un pays bouffé par le karaoké et la musique industrielle.

Fin de soirée en beauté sang et or avec la toujours captivante Angélique Ionatos, uniquement accompagnée de sa guitare. Le répertoire mêle chants d’amour, de nostalgie et de combat, et chavire une assistance qui ne veut plus partir.

Maite Axiari et Itxaro Borda © D. Gastellu

Dimanche ?

Eh bien dimanche, je n’étais plus là. Devoir partir avant le point culminant du festival : un crève-cœur. Météo menaçante mais à 10 heures, quand j’ai quitté Itxassou, la décision était prise : on jouera dehors. Quoi qu’il arrive. A Bayonne, quelques semaines plus tôt pour la première de Gerezien Denbora prévue sur le port même de Boucau, la tempête avait forcé la troupe à se réfugier dans une salle polyvalente. J’y étais, sachant que je ne pourrais assister à la représentation d’Itxassou

Que vous connaissiez ou non le basque n’a aucune importance : le livret est en quatre langues - basque, occitan, espagnol et français. Que vous connaissiez ou non la tradition de la pastorale n’en a pas plus. A moins d’être un bloc de béton (et encore…), vous ne pouvez qu’être touché par une représentation d’une exigence artistique incontestable qui mobilise des dizaines d’artistes - professionnels et amateurs -, d’historiens - scientifiques et amoureux -, de militants syndicaux et culturels, de simples passionnés de musique, de théâtre ou de danse autour d’un projet commun investi d’une colossale dimension affective. Tout ce monde disparate, employés, notaires, couturières, brebis [3], intermittents, secrétaires de mairie, vous fait l’offrande en chair, sang et souffle d’une histoire qui les raconte, opposant la droiture à la fourberie, la sincérité à la cupidité, et chante la victoire morale des forces de vie contre celle, seulement matérielle, des forces de mort.

Le vent a soufflé, les nuages ont menacé mais la pastorale s’est tenue. Il se dit qu’elle pourrait se rejouer, au Sud de la frontière. Ce serait bien que vous y soyez…

par Diane Gastellu // Publié le 15 décembre 2014

[1On retrouve dans toute l’Europe des jeux dramatiques populaires apparentés, manifestement dérivés des mystères médiévaux - notamment les Moros y Cristianos en Espagne. Pour autant, la pastorale est devenue emblématique de la Soule, province souvent considérée comme un sanctuaire de la culture basque la plus authentique.

[2Elle ne dit pas qu’elle a donné à ces diables des noms tirés de la scène hard rock basque : un signe de connivence, parmi tant d’autres qui ont dû m’échapper.

[3Elles font irruption avec leur chien dans une belle scène où les bergers viennent soutenir les ouvriers en grève.