Chronique

Erroll Garner

Ready Take One

Jimmy Smith, Joe Cocuzzo (dm) ; Ernest McCarty, Jr., Ike Isaacs, George Duvivier (b), José Mangual (perc)

Label / Distribution : Legacy

Par le Saint Swing, un opus de l’immense Erroll Garner truffé d’inédits. Loué soit le label Legacy qui nous offre de quoi rappeler l’absolu génie de ce champion des quatre-vingt-huit touches. C’est que ce pianiste autodidacte jouait comme s’il en allait de sa vie à chaque instant.
Passons sur les débats quant au présumé décalage « d’un quart de temps » main gauche/main droite et qui avait, en son temps, suscité de vifs débats entre André Hodeir et Lucien Malson : dans ces sessions enregistrées entre 1967 et 1971, ce « décalage » est polyphonie absolument afro-américaine, héritage d’un univers musical trempé dans le blues et le funk ! Les inédits révèlent en effet un sens du désir exacerbé : tous composés par Erroll Garner, ils accentuent les particularités de son jeu ô combien groovy.

Ainsi de cette fameuse main gauche au time redoutable, à la manière d’un Freddy Green, guitariste responsable du pendulum dans l’orchestre de Count Basie, qui faisait que le tempo ne bougeait pas, pour enclencher la machine à danser. Celui qui « pouvait faire danser les meubles » selon René Urtreger apparaît comme un DJ pianistique, mêlant jeu stride façon Fats Waller, boogie-woogie et pulse latine – ici renforcée par les congas de José Mangual, utilisées aussi par Mary-Lou Williams et mobilisées encore aujourd’hui par Ahmad Jamal himself ! Les batteurs et contrebassistes sont tout aussi enjoués, partageant la joie de vivre du génie, qu’il s’agisse de Jimmy Smith et Joe Cocuzzo à la batterie, ou de Ernest McCarty, Jr., Ike Isaacs ou encore George Duvivier à la contrebasse.

Errol Garner était un trickster du jazz, à l’instar du médiateur des sociétés amérindiennes étudiées par Lévi-Strauss, qui perturbait les rituels établis mais n’en était pas moins nécessaire à la survie de ces groupes humains. Méprisé par la critique en son temps pour n’avoir jamais cédé aux modes musicales de son époque, tout en étant l’un des musiciens les plus populaires – le Concert By The Sea, avec Eddie Calhoun et Denzil Best, le plus vendu des enregistrements live de jazz en vinyle ! - il a ouvert des voies que peu de musiciens osèrent emprunter par la suite, tant elles projettent l’auditeur dans des univers de plaisir. Ainsi, on ne peut qu’être béat à l’écoute des introductions extraordinaires de renversements, en particulier sur les standardissimes « Sunny », « Caravan » ou « Satin Doll ». Le côté fripon (autre acception du terme trickster) est absolument délicieux dans son chant, fait de borborygmes qui fleurent bon le whisky et le tabac, dans ses échanges verbaux avec sa productrice Martha Glaser (celle qui donnait le top aux musiciens dans le studio, disant « Ready ? Take One »). Oui, l’auditeur est prêt et en reprendrait bien plus d’une dose !