Scènes

Été 2014 : impressions d’un parcours

Notes subjectives sur un été 2014 de festivals


Cet été ne ressemble à aucun autre. En tous cas pour moi. J’ai zigzagué, à mon habitude, entre différents festivals en France et en Italie. J’en reviens avec des sentiments bizarres. Et l’idée qu’au fond, le public du « jazz » et des musiques voisines est facilement mobilisable, mais qu’il ne veut plus guère mettre la main à la poche. D’où des situations contrastées, des échecs qui font mal, et des réussites qui font du bien.

Le parcours : Bolzano (Haut-Adige), dont on trouvera sur ce même site des comptes rendus détaillés, puis Avignon, qui accueillait en juillet, et en plein festival de théâtre, des concerts de jazz à l’AJMI, Bordeaux ensuite, à deux reprises, pour un festival ambitieux et au programme alléchant, sur deux périodes, mais aussi (à Saint-Émilion) pour une soirée « up and down », Bagnères-de-Bigorre pour « À voix haute », et Nantes, enfin, qui pointe son nez au moment même où j’écris ces lignes, avec son rendez-vous traditionnel sur les bords de l’Erdre. Rien qui soit suffisant pour en tirer des conclusions sociologiquement fondées, bien sûr. Le subjectif vaudra ce qu’il vaudra.

Plus de trente années passées, du côté de Bolzano (Bozen), à faire exister et consister le jazz sous ses formes les plus contemporaines. Et cette année, un focus particulier sur la « scène française », avec une dimension de furia qu’on imagine mieux là-bas que chez nous. Des moyens financiers apparemment assez considérables - privés probablement - si l’on en juge par le nombre de prestations, l’accueil des musiciens et des journalistes (pas moins de quatre étoiles, des repas excellents, des vins de qualité), le nombre restreint de concerts payants (billets pas très chers), et globalement le nombre également réduit de l’assistance, sauf sans doute à l’occasion du dernier concert, le seul à présenter des têtes d’affiche : Chick Corea et Stanley Clarke en duo !

Voilà donc un festival qui joue sans complexe la carte du privilège. Beaucoup de concerts dans les lieux de culture, d’ailleurs (musées, centres de recherche), des espaces privés (châteaux, demeures) ou des hôtels nichés dans la montagne, voire dans des espaces que l’on pourrait considérer comme proches de nos cités s’il n’étaient, par leur cadre et leur mode d’habitat, plusieurs crans au-dessus (concert de Pipeline, au demeurant magnifique et bien accueilli). Comment cela est-il possible, et ce en Italie, pays qui n’est pas considéré a priori comme favorisant globalement les projets élitistes ? Au fond je n’en sais rien. Une longue histoire sans doute, et le soutien de partenaires fidèles, probablement convaincus qu’il faut poursuivre cette belle entreprise parce qu’elle fait avancer l’art et la création. Un miracle.

L’argent ne fait pas tout. Au sens strict il ne fait rien, sinon permettre ceci ou cela, et parfois ceci et pas cela. À Saint-Émilion, et pour sa troisième édition, le festival a adopté un profil contrasté : d’un côté deux concerts à des tarifs très élevés (concert-dégustation de sept grands crus avec commentaires musicaux, 100€ la place, puis concert de Youn Sun Nah à 40€, au château Pavie), et de l’autre côté une série de concerts gratuits, dans un parc où l’on peut installer une scène et des stands de dégustation et de restauration, concerts voués à la scène régionale. Et, des deux côtés, carton plein ! Symbole d’une France qui accepte, ou tolère, ou subit, une forte différence entre les revenus des uns et des autres ? Sans doute. Toujours est-il qu’on trouve à mobiliser 200 personnes à 100€ la place pour une dégustation-concert honorable sans plus, que Youn Sun Nah fait le plein (mais c’est partout le cas), et que pendant ce temps, beaucoup de gens se regroupent autour de formations locales de très bon niveau, toutes programmées par Roger « Kemp » Biwandu, batteur de classe résidant à Lormont. Le malheureux n’aura même pas eu le temps de jouer : un orage a tout dévasté en dix minutes, et les concerts du dimanche ont été annulés. Mais voilà bien un exemple ! Il y a de l’argent en France, il y a même des gens prêts à s’en servir, mais il faut leur offrir quelque chose qui tienne, artiste-star, vedette des médias, ou montage habile qui associe le vin et le jazz. Pour le reste, c’est plus difficile, et le succès des concerts gratuits le prouve assez.

Les deux périodes de « Jazz@botanic » ont montré (entre autres) que demander près de 20€ pour deux concerts, fussent-ils (au jugement des amateurs dans mon genre) de très bonne qualité, fussent-ils même l’exception qui confirme la règle dans une région qui a tourné le dos au jazz vif depuis des années, c’est déjà trop demander. Regardez le programme de la session de juillet, et vous y trouverez une part de ce qui fait l’actualité du jazz d’aujourd’hui en France. Enthousiaste, je croyais d’ailleurs que la presse locale (Sud-Ouest) allait relayer ce événement (c’en était un) de manière substantielle. Et bien que nenni. Ils n’ont rien vu, ou fait semblant de rien voir. Tous les festivals de l’été, de la côte, des châteaux (« Jazz and Wine »), ont eu leur part d’annonces, pas « Jazz@botanic ». Comme me l’a confié un journaliste de ma connaissance : « Ce n’est pas la qualité d’une programmation qui nous décide à publier quelque chose ou rien, ce sont d’autres considérations ». Lesquelles ? Je vous laisse conclure.

Donc pour ces raisons, et quelques autres (le jardin botanique est situé rive droite, en juillet et en août il y a encore moins de personnes sur cette rive délaissée, et j’en passe) le public a boudé ce festival. Et pendant ce temps, rive gauche, les terrasses étaient pleines, les assiettes aussi, les verres de même, et si les uns comme les autres se vidaient, c’était pour mieux se remplir. Les classes moyennes ont encore un peu de surface, mais elles consomment autrement, et ne mettent plus la main à la poche pour la musique vivante. Quand celle-ci est offerte (voir les Rendez vous de l’Erdre) elle mobilise, retient, ravit même, mais s’il faut payer, le public se réduit très vite. Avec les exceptions que vous connaissez (Marciac, Vienne, etc.), mais qui (désolé d’insister) ne s’inscrivent pas pour moi dans le champ du jazz vif. Après tout, la grande plage fait encore le plein en août à Biarritz alors que c’est à la limite du supportable, et pendant ce temps, à Marciac, on assiste à des regroupements du même ordre. Et ce au nom d’une musique qui, diou biban, en a vu d’autres.

L’équilibre entre ces impasses, le désir de bonne et belle musique, mais l’envie aussi de se retrouver autour d’un verre ou d’un moment à partager, parfois en y mettant le prix, je l’ai trouvé à Bagnères-de-Bigorre pour les dix ans d’un festival qui a connu des galères mais a su en tirer les leçons. Bien soutenu par une mairie éclairée (ce qu’on demande aux collectivités c’est un peu de lumière, et qu’elle vienne de la gauche ou de la droite n’a guère d’importance pour peu qu’elle existe, j’y reviendrai), et bien dirigé par l’équipe d’« On The Beach » (Yan Beigbeder), « À voix haute » a trouvé sa carburation en centralisant les concerts autour d’un lieu unique (ça me paraît essentiel pour qu’un festival ressemble un peu à une fête), en proposant de nombreux concerts gratuits qui font fonction d’appel, et en profitant de cet appel dans une mesure raisonnable pour inciter ceux qui ont quelques moyens à acheter leur place pour les concerts payants. Au bout du compte, ça fonctionne bien comme ça. Équilibre fragile, mais équilibre, et programmation risquée, faut-il le souligner...

Sentiment global voisin concernant l’opération « Têtes de Jazz » en Avignon, au mois de juillet, entre le 6 et le 16. Une programmation riche, des concerts et des projections au moins quatre fois par jour (certains groupes auront joué plusieurs fois, un peu comme au théâtre). Prix d’entrée entre 4€ (cinéma) et 16€ (tarif normal pour un concert). De belles et bonnes assistances, l’effet de bouche à oreille fonctionnant bien dans l’ensemble. Après la réussite de l’édition 2013, 2014 devrait convaincre l’AJMI de renouveler l’opération. Comme quoi des échanges de public sont possibles.

Restent donc à venir les fameux Rendez-Vous de l’Erdre, qui ont battu leur record et mobilisé sur la fameuse Scène Sully un public fourni a priori peu destiné à écouter ces musiques « élitistes » ! Donc cet argument (le prétendu élitisme du jazz) est fallacieux. Il y a seulement des opérateurs frileux, et d’autres moins. Même chose pour les politiques qui sont derrière.

Concernant le climat général, politique, je voudrais terminer en soulignant les conséquences des dernières élections municipales, qui ont amené au pouvoir des équipes d’une droite dite « décomplexée » (par rapport à son inculture et sa bêtise profonde sans doute) avec des conséquences dramatiques pour nos musiques. L’exemple le plus frappant est celui de Cugnaux (31), qui proposait depuis quelques années, sous l’impulsion de Mme Martial, une « semaine jazz » programmée par Yan Beigbeder. Il faisait ça très bien. La nouvelle municipalité a supprimé ce festival, d’un trait, sans aucune réflexion ni aucune discussion possible. Un peu partout en France, les responsables culturels sont ainsi mis sur la touche, désavoués, et on tente de les faire renoncer à leur poste par des méthodes indignes. C’est ainsi, et il semble qu’on ne puisse rien y faire. Dans ces conditions, la démocratie est une caricature de son propre projet. Veillons.