Entretien

Ethiopian Voice

Eténèsh Wassié, Mathieu Sourisseau et Julie Läderach, en marge de l’enregistrement de l’album Yene Alem.

© D. Gastellu

14 décembre 2017. Après quatre jours d’enregistrement, la musique est dans la boîte. Toute… ou presque. Ce soir il y aura concert à La Lune Rouge. Les musiciens prennent un peu de temps pour souffler et acceptent de bonne grâce que je leur pose des questions. Les propos d’Eténèsh Wassié sont traduits de l’amharique par sa manageuse Sophie Bernard.

Eténèsh, vous considérez-vous comme une originale, quelqu’un qui sort des sentiers battus ?

Eténèsh Wassié : Ah-ah ! Je viens de la tradition azmari. Il y a en Ethiopie des chanteuses qui composent, comme Gigi, mais moi je viens du traditionnel.
Au sein de la nouvelle génération de musiciens éthiopiens, beaucoup ont une approche moderne du répertoire traditionnel. Je suis plutôt reconnue pour être capable de m’y balader à ma manière. Pas vraiment comme une originale, plutôt comme une aventureuse. Avec Mathieu, je suis forcée d’adapter ces chants traditionnels : les rythmes changent, les chansons peuvent s’étirer en longueur, c’est pour moi un exercice d’adaptation complètement nouveau : je conserve les paroles, les modes [1], mais à l’intérieur de cela je dois réinventer ces chansons en changeant les dynamiques, les rythmes…

Etre accompagnée par des instruments traditionnels ou, comme ici, par une basse acoustique et un violoncelle, quelle différence pour vous ?

EW : Quand je joue là-bas, ça roule : je fais ça depuis toujours, tous mes repères sont là et même si ça se modernise un peu la base reste la même ; ici, c’est pour moi quelque chose de très nouveau et qui donne une autre saveur à ces chants. Même si j’ai des points de repère, ils sont chamboulés : pas de percussions, je me cale sur le rythme de la basse. A certains moments je dois modifier profondément les morceaux ; c’est quelque chose dont je suis fière parce que cela m’amène à redécouvrir ce patrimoine qui est le mien. Cela me permet aussi de le faire entendre autrement aux autres, et aux Éthiopiens – les paroles sont les mêmes, ça parle de la même chose mais la musique qui est derrière vient raconter autre chose : c’est quelque chose de très puissant.

Une des chansons que nous jouons, « Minjar », se joue normalement avec une batterie ou un kebero, et là… il n’y en a pas. Comment faire sonner la chanson dans une instrumentation qui n’a plus rien de commun avec l’original, quelle couleur on va pouvoir lui donner ? Tout est différent. Il n’y a pas de masenqo, même si on pourrait dire que le violoncelle s’en approche – en fait, pas du tout -, la basse, on pourrait dire que ça s’apparente à la begena, une sorte de harpe, mais ce n’est pas ça non plus, alors je me réinvente dans cette musique-là.

Les textes sont-ils fixes ou improvisés ?

EW : C’est un répertoire de tradition orale. Quand les paroles sont vraiment longues ou compliquées, je les écris. J’étudie bien le sèm-enna-wèrq [2] : il faut en comprendre toute la portée pour pouvoir bien les interpréter, et après… je laisse infuser.

Eténèsh Wassié

En Ethiopie, quand vous chantez, votre public comprend les paroles. Ici, non. Qu’est-ce que cela change dans votre relation avec le public ?

EW : C’est compliqué, en effet. En même temps, je suis, je crois, assez expressive, et même si les gens ne comprennent pas les mots, il y a quelque chose qui passe. Mais en Ethiopie, il peut y avoir des rires, des interactions. Quand les paroles sont vraiment très puissantes, quand il y a du sèm-enna-wèrq, il arrive que l’on m’interpelle depuis la salle. Les textes sont souvent métaphoriques, allusifs. En Ethiopie même, tout le monde ne saisit pas les doubles sens : certains prennent les textes au premier degré, d’autres captent le sens profond.

Mais en Ethiopie, le public n’a pas la même qualité d’attention qu’en France : là-bas, ce que je chante, c’est connu, familier, c’est la vie de tous les jours. Et quand je suis ici il se passe quelque chose d’autre, parce que finalement le fait de ne pas être d’ici, de chanter dans une autre langue, cela crée une tension qui est pour moi un challenge intéressant : les choses se passent ailleurs.

Mathieu, comment composez-vous ?

Mathieu Sourisseau : J’ai une sorte de banque de chants qu’Eténèsh a enregistrés en acoustique, qu’elle aime chanter, et dans lesquels je pioche pour les arranger. Je peux en prendre deux pour les accoler : ce sont des choses qui normalement n’existeraient jamais !

On prend un chant, on isole le mode, et Eténèsh a déjà une intention de chant qui donne pas mal de couleur. Je respecte les notes qui composent le mode, et je les appuie un peu à ma manière…Je n’ai pas envie de devenir éthiopien, de reprendre fidèlement des morceaux : je préfère qu’elle me chante des morceaux a cappella plutôt que d’écouter un enregistrement avec déjà une musique et des références, un rythme… je pars de la voix seule et pour ce qui est de l’harmonisation, j’essaie d’y mettre ma culture européenne.

L’introduction du violoncelle dans cet enregistrement apporte une autre tension, cette fois plus en direction du classique européen

MS : C’était vraiment l’intention. L’introduction d’une tessiture médium grave qui va très bien avec la voix d’Eténèsh. Même si sur l’album Belo Belo nous avions des invités, on avait principalement joué en duo et en trio avec le batteur Hamid Drake. J’avais envie d’amener un autre instrument parce que pour la composition c’est plus riche, cela permet d’écrire des thèmes, des accompagnements, des choses qu’on joue ensemble, des réponses… c’était l’envie d’ouvrir l’écriture et l’harmonie.

Les sonorités aussi ouvrent les champs : vous Mathieu, à la basse acoustique on entend un univers fait de rock, de free jazz, Julie avec le violoncelle vous nous transportez dans ce que François Rossé appelle la « musique de tradition européenne ». Que représente cette rencontre pour vous, Julie ?

Julie Läderach : Quelque chose de joyeux : les rencontres, c’est toujours joyeux. Et comme le disait Mathieu, chacun garde ce qu’il est, et à partir de là on cherche un terrain commun. Alors bien sûr ça fait chercher, essayer, s’épuiser, ne pas savoir, douter, recommencer, travailler… mais c’est notre métier ! Et c’est notre envie. Le duo est très fort ; je m’y suis glissée, j’ai été accueillie et je donne ma parole. Sans comprendre ce que dit Eténèsh, et même si avec Mathieu on ne parle pas tout à fait la même langue musicale, on s’est tout de suite compris. Pour moi, tout cela venait dans la continuité d’un parcours de rencontres très diverses.

MS : sur le premier album du duo nous avions invité Gaspar Claus sur un titre : Eténèsh, qui avait vu un concert solo de Gaspar, avait été vraiment émerveillée par le son du violoncelle et quand je lui ai proposé de l’inviter sur un morceau, elle s’est montrée enthousiaste. De mon côté c’est un instrument que je trouve chaleureux, magnifique et ses médiums-basses m’intéressent.

D’autres groupes européens et étasuniens (Either/Orchestra, Badume’s Band, uKanDanZ, Akalé Wubé, Arat Kilo…) ont joué avec des musiciens éthiopiens. Avez-vous écouté ce qu’ils font ? Diriez-vous que votre approche est différente ?

MS : Complètement. C’est ce que je disais tout à l’heure : essayer de me transformer en Éthiopien ? Je préfère être producteur et monter un groupe avec des Éthiopiens. Il vaut mieux que ce soit eux : je n’aime pas les contrefaçons. Pour moi ça sonne faux et ça n’est pas très honnête. Il y a un côté fonds de commerce.

Certains groupes que je ne citerai pas ont fait ça avec la musique éthiopienne et ensuite ils sont partis en Corée chercher un vieux chanteur des années 70 : ils cherchent des créneaux, des niches. Et je me suis dit « mais c’est quoi ce projet avec des Coréens ? » alors j’ai regardé la pochette et tiens, ce sont les mêmes musiciens. Bizarre, non ?

Après, chacun fait ce qu’il veut. Badume’s accompagne très bien Mahmoud [3] : tu fermes les yeux, tu ne sais pas trop si ce sont des Éthiopiens ou pas. Si c’est ce qu’ils veulent faire, ils le font : moi ça ne m’intéresse pas de faire ça.

JL : Je pense que si on accompagnait Eténèsh avec la même musique qu’en Ethiopie, son chant ne serait pas ainsi porté à un autre endroit avec une autre écoute, une autre sensibilité. C’est cela qui est beau, pour elle comme pour nous.

MS : oui, parce qu’Il n’y a aucune trahison de sa tradition. Au contraire : beaucoup de musiciens en Ethiopie ont fréquenté des écoles de jazz aux Etats-Unis et nous disent « cette musique de nos grands-pères qu’on avait rangée dans les placards à vieilleries, vous en faites quelque chose de neuf et vous êtes en train de nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes ». Mulatu Astatké, par exemple, a écrit énormément de standards de jazz avec thème, chorus, thème et finalement les musiciens se disent « mais cette musique, pourquoi on ne s’en occupe pas un peu plus ? »

JL : et ne comprenant pas, nous – enfin, moi au moins - ce que chante Eténèsh, on part non pas du sens des mots mais d’une musique de langue et d’une voix. En concert, on sent que les gens sont pris par quelque chose ; il y a une magie qui opère.

MS : Il faut savoir où on se place et pourquoi on le fait. La musique, ça raconte quelque chose, ce n’est pas que de la variété : ça peut poser des questions et quand on veut l’habiter, l’important est de trouver sa place. Ne pas se perdre. Nous avons la chance de rencontrer une culture très ancienne, très intègre ; c’est un bonheur de pouvoir marier notre musique avec cela. Et puis Eténèsh, quand elle est partie dans la musique on peut lui faire… tout ce qu’on veut ! (rires)

Il faut dire qu’au bout de dix ans, il s’est établi un rapport de confiance. Au début avec le Tigre des Platanes, c’était un peu On/Off, vu l’instrumentation. Quand nous avons commencé à travailler en duo, soudain il y avait plus d’air puisque c’était juste un instrument – une voix. J’ai demandé à Eténèsh de parler : de parler très vite, de chuchoter…, et elle m’a demandé pourquoi : « Je suis chanteuse, pas comédienne, pourquoi parler ? » Je voulais utiliser sa voix sur plein de registres différents. Et un soir, on jouait à Paris, il y avait des Éthiopiens qui se sont montrés enthousiastes. Ils ont beaucoup discuté, elle est revenue me voir en disant « Matèw, j’ai compris » et là… ça s’est ouvert. Tous les sons gutturaux qu’elle fait, c’est très beau et ce sont autant de ressources en plus pour la musique.

par Diane Gastellu // Publié le 1er avril 2018

[1La musique éthiopienne est construite sur quatre modes principaux : tezeta, bati, ambassel et anchihoy.

[2Littéralement en amharique : cire et or ; il s’agit de doubles sens, caractéristiques du chant azmari.

[3Mahmoud Ahmed, légende vivante de l’éthio-jazz.