Entretien

Fabien Barontini

directeur artistique du festival Sons d’Hiver et agitateur culturel patenté

Depuis douze ans, le festival Sons d’Hiver, qui se déroule dans le Val de Marne, est l’occasion de prendre le pouls des musiques créatives. Porté par le souci de la diversité et riche en découvertes uniques, Sons d’Hiver donne à entendre aussi bien du jazz, de la soul, des musiques électroniques, traditionelles, etc.
Nous avons rencontré son directeur artistique, Fabien Barontini, et sommes revenus avec lui sur la naissance du festival, ses choix artistiques, avant de discuter de quelques points du cru 2003 qui s’annonce une fois de plus passionant.

  • Pouvez vous nous rappeler l’origine de Sons d’Hiver et les raisons qui vous ont poussé à monter ce festival ?
Fabien Barontini (Hélène Collon)

Il y a douze ans, il y avait deux petits festivals de musique dans le Val de Marne. Un de jazz qui s’appelait Avril Swing et un de musique contemporaine.
On les a réunis pour faire un festival de musiques d’aujourd’hui, en essayant de voir où se trouvaient les articulations entre les différentes musiques, leurs correspondances et complémentarités.
Donc est né ce festival où le jazz occupe une place importante, puisqu’il est une musique de croisement qui a sa propre logique et qui permet d’être un carrefour.

Le Val de Marne est un département où il y a beaucoup d’événements culturels, c’est donc une initiative qui est née dans le cadre de la politique culturelle du conseil général du Val de Marne avec l’aide du ministère de la culture, de la DRAC et de la région Ile de France : il y a tout un processus institutionnel qui est à l’origine.
Mais on est une association autonome dans laquelle sont représentés les institutionnels, les villes et théâtres qui participent au festival, un conseil d’administration qui vérifie les comptes, le cahier des charges et une équipe professionnelle qui est chargée de mettre en œuvre les orientations.
On le fait de la manière la plus indépendante. Pour qu’il y ait une véritable vie artistique, il faut que l’art ait son autonomie, qu’il ne soit pas au service des institutions mais que ce soit l’inverse.

  • Quels sont justement vos rapports avec les institutions ?

On discute sur le fond avec eux. Où en est la vie musicale, pourquoi tel choix ? Je n’aurais pas la mégalomanie de dire que Sons d’Hiver représente toute la musique.
On essaye de trouver dans notre programmation des choix pertinents. Mon rôle c’est de faire un état de l’artistique et d’indiquer des champs que le festival doit couvrir.
Mon travail de directeur artistique, c’est de défendre cette priorité à l’expression artistique et de discuter des moyens financiers nécessaires. Là aussi, le débat est loin d’être clos…

  • Il faut se battre pour imposer ses choix ?
Fabien Barontini (Hélène Collon)

Nous vivons dans une société où la tentation existe de voir la musique cantonnée à un produit commercial de consommation sans qualité. Or la musique est un art né de la subjectivité humaine et donc extrêmement complexe dans sa richesse et sa construction langagière.
Programmer, c’est d’abord avoir l’honnêteté de respecter la musique. Donc faire du qualitatif et non du quantitatif, à l’inverse de la télé où l’on fait de l’audimat pour éviter de penser et endormir le spectateur.
L’art est fait pour nous éveiller et surprendre.
Ceci dit , il nous arrive de rater des concerts. Il faut prendre le risque du ratage car c’est grâce à cela qu’il y a des grandes réussites. Si l’on ne prend pas de risques, on assiste à des concerts moyens, correctement moyens où l’on s’ennuie poliment…

  • La situation a empiré ?

L’idéologie de l’audimat a développé une vision où seul compte le gigantisme de masse. Mais c’est bien connu, les dinosaures avaient de tout petits cerveaux. Les festivals, comme nous, travaillent à l’échelle humaine.
Nos salles de spectacles vont de 2OO spectateurs à un peu plus de 1500 pour la plus grande. C’est à ce niveau d’échelle humaine qu’un travail musical peut-être perçu dans sa finesse avec une bonne qualité de son. Nous avons du public et notre jauge de remplissage tourne autour de 85/90 %.

  • C’est indispensable d’avoir un écho dans la grande presse pour ce festival ?

La presse parle de nous. Des journalistes réfléchissent et essayent de faire avancer les choses.
Il faut réfléchir à la dynamique artistique, c’est ça qui donne une véritable existence dans la société actuelle. On essaye de voir où sont ces dynamiques tout en gardant une image « incasable » du festival !
Je ne veux pas avoir une image branchée, moderne et stéréotypée. Il y a même des personnes qui nous disent qu’il n’y a pas de jazz à Sons d’Hiver. Je trouve ça génial ! Il y en a plein, mais on ne le fait pas avec certaines normes…
Et je n’ai justement pas envie que Sons d’Hiver devienne une norme.

  • On va glisser doucement vers la douzième édition : à propos de médias, Arte et TSF seront partenaires, y aura t’il des retransmissions de concerts ?

On a aussi Nova Magazine, Octopus Mouvement, et puis A Nous Paris. On a essayé de travailler avec des gens avec qui on avait des intérêts en commun et essayer d’expérimenter des partenariats avec des publics non habituels du jazz.
Arte et TSF vont faire des interviews sur des sujets précis. Arte, ce sera plus des infos, de l’aide sur du matériel, des films qui seront diffusés sur le flamenco. Peut-être des choses avec Tracks.

  • Quelle pourrait être la ligne directrice de cette douzième édition ?

Il y a des points communs entre toutes ces musiques, mais le festival est plus une construction en mosaïque. La mosaïque donne des couleurs différentes, une manière de voir la musique. Chaque musique bénéficie du fait qu’elle n’est pas comme les autres et ça permet un chatoiement de regards.

William Parker (Hélène Collon)

Si on prend le Festival Vision, on a commencé l’année dernière, on s’est dit qu’ils faisaient un boulot particulier et qu’on les voyait très peu en France, mis à part chez quelques collègues comme Banlieues Bleues.
Pourquoi les programmer tous ensembles un même soir ? Pour mieux en montrer la force artistique.
En allant aux Etats Unis, on est toujours surpris de voir ces musiciens qui ont la pêche et où la musique est extraordinaire. Cette musique là est totalement libre, il y a une leçon à recevoir.

  • J’ai été justement surpris de voir une salle archi pleine et très enthousiaste l’an dernier

Il y a du désir dans le public et c’est aux structures (maisons de disques, journalistes, programmateurs) d’être dans le coup de ce désir.
Il y a un truc qui s’est passé dans cette musique noire américaine. Leur festival est fait avec trois francs six sous, [ndlr : environ 50 centimes d’euros]donc ça n’est pas rentable.
A un moment donné, la communauté artistique noire américaine a créé les propres conditions de son underground pour continuer à exister. Un festival comme Sons d’hiver doit servir à faire connaître ces choses si importantes.

  • Comment travaillez-vous à Sons d’Hiver ? A propos de la soirée flamenco, comment avez vous découvert tous ces musiciens ?

On connaît des réseaux flamenco en France qui nous conseillent.
Tout le festival fonctionne avec des réseaux. Par exemple celui de Jean Rochard, la Compagnie Lubat, Fred Frith, les manouches etc… C’est un contact permanent pour nous. Et de temps en temps on essaye d’en avoir de nouveaux.
Le flamenco vient aussi du travail de Padovani. Il avait fait une création à Sons d’hiver, il y a quatre ans, autour des chants de Garcia Lorca avec une superbe chanteuse qui était Carmen Linares. J’ai vraiment discuté avec lui et avec les gens du flamenco qu’il connaît en France. Et je me suis retrouvé à des soirées où il y avait des grandes chanteuses comme Inès Bacan par exemple.

Ces peuples qui sont venus de l’Orient, les gitans, les manouches portent une grande culture populaire et il faut y porter un regard. Pour les manouches, on commence à les reconnaître, mais il y a quand même eut une sacrée traversée du désert : Django Reinhardt et puis nous ne reconnaissions plus rien après. Les manouches comme Samson Schmitt ont conservé une autonomie de vie, avec une véritable culture de la transmission.
Cette musique manouche a évolué, mais dans la finesse, pas dans la rupture. Du coup, j’aime bien cette modernité manouche qui est complètement libre de tout préjugé, puisqu’ils font la musique comme ils l’aiment.

  • Est-ce que dans votre programmation il y a des propositions qui viennent des musiciens, par exemple pour Ursus Minor ?
Tony Hymas et François Corneloup (Hélène Collon)

Oui, tout le temps… Ursus Minor ? ça vient de Tony Hymas qui est venu souvent au festival. Jean Rochard m’a dit qu’il désirait faire un concert avec Jeff Beck [Hymas a produit et joue sur des disques de Jeff Beck], des rappeurs, François Corneloup dont il gardait un bon souvenir des Incontrolados…
Je suis assez content que ce projet naisse, car ça montre qu’on est une espèce de marmite qui mijote des résultats avec le temps. Je crois à ce rapport artisanal aux choses. Ce qui me plaît avec Ursus Minor, c’est qu’il y a à la fois le jazz, le rock, la soul, c’est une tentative de voir comment toutes ces musiques travaillées ensemble peuvent être très riches.
Jeff Beck et Tony Hymas savent capter une époque. Il ne faut pas oublier que créer de la musique, c’est créer un rapport au monde.

  • Justement, pourquoi ne pas programmer des concerts de rap ?

C’est compliqué…Le rap est une musique qui est tellement décriée et mal connue. Il y a un quiproquo d’enfer sur cette musique et ce qu’on nous balance sur les ondes est la plupart du temps commercial et mauvais.
Dans le projet Ursus Minor il y a deux rappeurs français excellents : D’ de Kabal et Spike. Des gens comme Dead Prez, The Roots font partie de la culture noire américaine, ils connaissent leur histoire. Opus Akoben, c’est majestueux, ils ont une rythmique qui continue le boulot de Miles Davis.

Je trouve que dans le rap français, cette capacité à se confronter à des musiciens est moins évidente. Il y a en a qui le font comme Jamal un rappeur underground qui vient de sortir un très bon disque avec des musiciens acoustiques.
Le gros du rap français ne se coltine pas assez à la question instrumentale. C’est pour ça que j’aime bien mettre des rappeurs avec des instrumentistes et ressouder le rap avec le reste de l’Histoire.

  • Vous faites régulièrement confiance à des musiciens, il y a une sorte de famille Sons d’Hiver (Lubat, Sclavis, Robert, Colin, Petit). N’y a t’il pas un risque de s’enfermer, de se répéter ?
Fabien Barontini (Hélène Collon)

Comme tout le monde, le risque de la sclérose, je l’ai. La sclérose ! Cela arrive à tellement d’institutions culturelles ! Maintenant, il faudrait par exemple qu’il y ait beaucoup plus de critiques d’après-concert dans la presse sur un festival, de façon à ce qu’il y ait des débats culturels importants.

Après au point de vue de la production de concerts, pourquoi y a t’il des gens qui reviennent ? C’est parce que je crois à la fidélité, à la connivence. Sinon, on est dans le coup du turnover permanent et il n’y a pas de liens qui se créent. Le danger de ne pas avoir des artistes de référence qui soient régulièrement présent, ça nous met dans le risque du zapping.
J’essaye de résoudre le risque de l’autarcie en faisant entrer des nouveaux chaque année. Il s’agit en fait d’une rotation de musiciens sur un tempo lent…
Il nous faudrait d’autres moments de programmation dans l’année et j’essaie de convaincre les institutions. Parce qu’il y a des idées artistiques qu’on ne peut pas transmettre dans le cadre d’un festival.

  • Est-ce qu’il y aura des musiciens qu’on ne verra jamais à Sons d’Hiver ?

Il y a un mec que j’adore c’est Jean Sébastien Bach ! Mais il y a des très bons interprètes !
Je plaisante, mais en plus je me demande comment faire entrer la musique classique à Sons d’Hiver. J’aimerais bien, mais je n’ai pas encore trouvé le biais. Les Concertos Brandebourgeois, ça grouille de vie comme le Bill Cole’s Untempered Ensemble
Pour revenir à la question, il y a déjà plein de gens que j’aime et que je n’arrive pas à programmer pour des raisons de conjoncture. Par exemple des musiciens du Brésil qui préparent le carnaval à cette époque de l’année.
Après, il y a des musiciens par choix artistique qui ne font pas partie de ma démarche.

  • Cette année, seuls Yves Robert et Denis Colin ont une actualité récente. Vous fuyez l’événement médiatique ?
Didier Colin (Hélène Collon)

Non, je ne cherche pas l’originalité pour l’originalité. Par contre j’aimerais bien que Denis Colin soit programmé dans un tas de festivals. Denis Colin tente de faire des choses originales entre jazz, musique écrite, instrumentarium de musique du monde et classique européenne.
Il a une recherche du groove tout en étant très raffiné et j’ai bien aimé sa rencontre dans le disque [Something in Common].
Ca ne m’a pas posé de problèmes d’accueillir Gwen Matthews avec lui, ils viennent de passer dix jours à Minneapolis en répétitions ainsi que des concerts avec d’autres musiciens. C’est ce que j’aime bien dans les idées de Jean Rochard, cette ouverture sur le monde.

Il y a dans le festival Gwen Matthews, Sheila Jordan, Leena Conquest, Phil Minton, Ada Dyer. Avec toutes les divas blanches du jazz que l’on nous promotionne sans arrêt dans les maisons de disques, il y a un truc qui m’a un peu exaspéré. On a créé un stéréotype de la nouvelle chanteuse de jazz. Je n’ai rien contre le fait qu’elles existent et qu’elles vendent des disques mais de là à nous matraquer un cliché…
Le festival est un moyen de montrer que Leena Conquest est une très grande chanteuse, que Gwen Matthews est une très bonne chanteuse de gospel. Aux Etats Unis, elle prêche. A Harlem, c’est sidérant de voir au coin des rues des chanteuses qui prêchent a cappella et qui ont une voix extraordinaire. En France, elles écraseraient toutes les chanteuses qu’on nous vend, et c’est de la culture populaire vivante.

  • Vous programmez Yvette Horner pour la deuxième fois

Yvette Horner est une femme extraordinaire. Quand on l’a approché, on ne peut que l’aimer. Et elle a un feeling énorme.
Il faut rappeler que des critiques ont dit des conneries sur l’accordéon. André Hodeir le premier : « l’accordéon est un instrument populaire médiocre et vulgaire » dans Jazz Hot. L’accordéon, c’est la vengeance des intellos, façon « distinction culturelle » telle que l’a décrite Bourdieu, vis-à-vis du peuple avec un mépris absolu.
Quand on voit ce qu’Yvette Horner a comme gentillesse et comme richesse musicale, je lui tire mon chapeau. Quand Pascal Conté nous a proposé ce projet de duo, évidemment on est rentré dedans. Dans sa famille, sa tante était accordéoniste.
Il a été bercé par l’accordéon dans les mariages, les anniversaires. Pour lui, Yvette Horner, c’est toute cette musique qui vient de la vie. Comme les Klezmatics, c’est pour ça que je les ai programmés.

  • La rencontre entre le trio de Tony Hymas et Moebius va se passer comment ?

Moebius [dessinateur de l’Incal, lieutenant Blueberry] a dessiné beaucoup de pochettes de disques de Tony Hymas.
Un jour, il a dit qu’il aimerait bien dessiner comme eux improvisent. Il aura une planche à dessin et une micro caméra au-dessus. C’est un peu le côté de Sons d’Hiver où on travaille sur le rapport son/image.
Tony Hymas comme pianiste est sous-estimé. Sur son dernier album, il n’y a pas deux improvisations qui se ressemblent. Avec sa culture, il est capable d’avoir des inflexions jazz, classique, avec le rythme de la musique classique.

  • A propos de la soirée salsa, comment chercher une authenticité avec le côté mode attaché à cette musique ?
Fabien Barontini (Hélène Collon)

Sur le principe, c’est un nouveau réseau comme on avait fait l’an dernier pour le reggae.
Il y a dans toutes ces musiques là, des gens qui travaillent de façon sincère et qui se battent pour une vraie démarche artistique. Ca fait simplement partie des musiques du monde intéressantes.
La salsa, c’est un peu comme pour les chanteuses de jazz. Il y a un stéréotype qui a été créé. On en entend parler partout, c’est toujours le dance floor, les cuivres. La salsa est devenue la seule musique vivante de danse du monde occidental.
La salsa est un domaine immense. Par exemple, on trouve chez Ryko [le label qui édite notamment les disques de Franck Zappa] plein de salsa actuelle, electro et moderne. On a donc opté pour la nouvelle génération. Là deux groupes qui montent Raul Paz et P18.

  • L’Afrique est présente depuis longtemps à Sons d’Hiver, cette année le Tinde de Tazrouk ?

Je travaille avec Djilali Aichioune depuis le début du festival qui connaît très bien les musiques du Maghreb et de l’Afrique Noire. On travaille souvent avec Kamel Zekri aussi.
Là c’est dans le cadre de l’année de l’Algérie. Djillali est parti plusieurs fois dans le Sahara pour repérer ces musiques. Le Tinde de Tazrouk n’est jamais venu en France, j’ai donc entendu des enregistrements faits sur place.
Là dedans il y a une part de nous-mêmes et ces musiciens sont dépositaires d’une mémoire de la polyrythmie et du chant qu’il ne faut pas perdre. On ne peut pas être créatif et perdre la mémoire.