Scènes

Farida Amadou, un monde en ébullition

Farida Amadou, Kaleidoscope Ensemble. Concert Reflex #14 au Bimhuis.


Farida Amadou © Henning Bolte

Dans le premier concert de la série Reflex, la chanteuse et violoncelliste Sanem Kalfa abordait la vie pendant la pandémie de CoVID. Puis, Nawras Althaky évoquait le thème de la migration et du statut de réfugié, tandis que le batteur Yoràn Vroom revenait à son tour sur les aspects négatifs et positifs de la pandémie. Des musiciens issus de la très cosmopolite scène néerlandaise ont pris part à cette série mais aussi des musiciens d’autres horizons, tels que Kit Downes, Ben Wendel, Petter Eldh et donc Farida Amadou.

Farida Amadou © Henning Bolte

Cette première prestation de l’Ensemble Kaleidoscope mené par la bassiste bruxelloise a eu un impact profond, authentique. Il est de ces groupes qui créent une vibration intérieure qui perdure longtemps après la fin du concert. Le secret de cette réussite tient à son efficacité. La bassiste n’a eu recours qu’a un minimum de moyens et une confiance réelle dans son groupe, une formation originale et déjà pleine de promesses : Marta Warelis aux claviers, Lotte Anker (ts, ss), Aquiles Navarro (tr), Lukas Koenig et Lukas Akintaya (batteries et cymbales amplifiées).

Le concert tenait en une seule longue séquence percussive basée sur un tempo lent d’où émergent progressivement aspérités et mouvements, qui se muent en murs et tempêtes sonores. Celles façonnées par les cuivres d’Anker et Navarro, d’abord, aux pulsations intenses et aériennes, improvisant à partir d’un même thème. Les deux batteurs aux styles très différents se complètent à merveille, libérant des forces primaires et une énergie qui donne son volume à l’ensemble. Ils ne se contentent pas de déclencher des vagues rythmiques, ils se renforcent mutuellement. Chacun apporte son originalité au jeu sur cymbales, créant des confluences qui culminent parfois en des climax lourds. J’ai souvent pensé au « Love Supreme » de Coltrane. Quelle expérience saisissante de s’immerger dans cette création qui renoue avec la force primaire et primordiale de la musique !

Kaleidoscope Ensemble © Henning Bolte

La prestation débutait par une longue séquence de cliquetis et de percussions douces qui a permis d’explorer et façonner l’espace acoustique. Ces nappes de sons minimalistes et répétitifs ont formé des ostinatos qui, progressivement, nous ont enveloppés avec de plus en plus de puissance et de force. C’est le principe du Boléro. Cette simplicité, forte et pure, base solide posée par la bassiste, fut d’emblée porteuse d’un potentiel qu’elle est parvenue à explorer avec et au-delà du son de l’ensemble.

Elle intègre aussi, subtilement, des éléments rythmiques issus de la musique de ses racines nigériennes, sans jamais les jouer littéralement, ni les utiliser comme thèmes principaux. Jouant de ses influences, Amadou aborde et transcende les thèmes hérités de sa mère, évoquant les défis de la migration et les difficultés de l’adaptation culturelle. Farida est dotée d’un solide bagage artistique et d’une histoire aux racines ancestrales. Un autre de ses atouts est sa grande curiosité, voire sa fascination, pour l’inconnu.

La minorité vraiment dangereuse, c’est celle des riches

Des sons d’un monde en ébullition, en proie à toute sorte d’errements se heurtent à une puissance sonore, un élan positif et vital. Il s’agit justement de nous rappeler que nous avons accès à cette puissance. Nous pouvons l’exploiter pour générer et mobiliser la beauté, seule véritable richesse durable.

La bassiste a également exprimé ses ressentis et ses réflexions sur l’état actuel du monde de manière explicite dans des passages parlés, articulés, accentuant son sentiment d’urgence profonde. Un exemple suffit : « The real dangerous minority is the rich » (« La minorité vraiment dangereuse, c’est celle des riches »).

Aquiles Navarro et Marta Warelis © Henning Bolte

La performance d’Amadou avait des caractéristiques qui, à première vue, contrastaient avec sa façon d’opérer en musique improvisée [1]. En tout cas, sa contribution et celle ses partenaires a rejoint l’ambition inhérente au projet, tant ce quatorzième concert Reflex aura élevé la série à un niveau supérieur.

Notons que ces concerts ne produisent pas que des groupes éphémères. Certains continuent de tourner, comme Miraculous Layers de Sanem Kalfa, Dr. Snap de Kit Downes et August 38, le groupe vocal de Laura Polence. Cependant un effort mériterait d’être fait sur la question de la parité car, depuis sa création, le concept a mis en exergue cinq musiciennes et neuf musiciens. Chaque concert est filmé et disponible sur Bimhuis TV, ainsi que sur Bimhuis Recording.

par Henning Bolte // Publié le 29 juin 2025
P.-S. :

[1Sa musique est souvent qualifiée d’« expérimentale ». Je lui préfère le terme d’« exploratoire », qui inclut plus clairement l’auditeur.